dimanche 26 avril 2009

Récit d'un hussard (3)

LA CAMPAGNE D'ITALIE


Nous étions en 1796, au printemps 1796. Durant toute l'année précédente, nous avions tenu nos positions dans les Alpes, sans véritable combat. Ce répit m'avait permis de me familiariser avec mon nouveau corps d'armée. J'étais impatient, maintenant, de connaître les frissons de la charge à cheval. Notre régiment des hussards des Alpes, qui était devenu le 13e régiment, venait d'être affecté à l'armée d"Italie et rejoignait ainsi d'autres régiments comme le prestigieux 1er régiment de hussards. Nous allions repartir au combat, enfin.
Notre général en chef se nommait Bonaparte et aujourd'hui il passait en revue les troupes présentes.
Dix-huit mois déjà que j'étais entré dans la cavalerie. J'étais fier de mon uniforme de hussards. Les temps, malgré tout, étaient difficiles. Nous n'avions plus touché de soldes depuis plusieurs mois. Beaucoup de soldats avaient déserté et étaient repartis dans leur région. Et pour ceux qui restaient, nous manquions de nourriture, d'armes et pourtant nous allions suivre un général de 27 ans dont la carrière militaire jusqu'alors n'avait pas eu le retentissement de celles des généraux Jourdan et Moreau qui commandaient l'armée du Rhin. Il devait sa nomination, disait-on, grâce à l'appui du citoyen Barras et à la façon avec laquelle il nettoya les révoltes royalistes dans Paris. Mais commander toute une armée de plusieurs milliers de soldats mal vêtus, mal nourris et attendant leur solde depuis trop longtemps, était d'une autre ampleur.

Et pourtant, quand le petit général passa notre régiment en revue et que je croisai son regard, je compris aussitôt que cet homme était un vrai chef militaire et qu'il allait nous emporter vers des combats victorieux au-delà de nos frontières. Je ne sais pas pourquoi j'ai ressenti cela, mais je crois que de toutes mes campagnes, jamais un officier ne m'avait regardé avec une telle intensité et une telle profondeur. Comme s'il m'avait sondé au plus profond de moi-même. Il comprenait les soldats et saurait les galvaniser pour le suivre jusqu'à Vienne, s'il le fallait. Les paroles qu'il prononça devant toute son armée ne firent que conforter mon opinion. Il savait dire les mots justes, parlant d'honneur, de patrie, de liberté. Bientôt la place où nous étions ne fut plus qu'un immense cri de joie. L'armée était prête et impatiente de rejoindre la frontière piémontaise et y vaincre les soldats de la coalition.

Pourtant cette campagne commença sans nous. Faute de nourriture suffisante pour les chevaux, Bonaparte dut laisser la cavalerie au repos en espérant la faire venir rapidement auprès de lui. C'est de notre campement que nous apprîmes la victoire de Montenotte sur les troupes du général autrichien D'Argenteau, grâce à la résistance héroïque des généraux Rampon et Cervoni qui se battirent à un contre dix.

Alors que l'armée de Bonaparte se rapprochait de Mondovi, il nous fût, enfin, donné de l'ordre de l'y rejoindre aussi vite que possible.

J'avais sympathisé avec le lieutenant Rodvelche et l'adjudant Greff du 1er hussard. Ils étaient deux cavaliers émérites et tous deux, comme moi, impatients d'en découdre avec l'ennemi. Nous chevauchions sur les chemins piémontais qui nous rapprochaient du gros de l'armée de la République.

Nous arrivâmes dans le village de Mondovi, quelques heures à peine après l'issue de la bataille. La place était en liesse. Les habitants partageaient la joie des soldats. Ils montraient leur sympathie à la République et ne cachaient pas leur colère contre la cour. Le chef du village décida même de planter un arbre qui serait le symbole de la liberté.

Nous entendions de tous côtés les récits des exploits des combattants de la République. Les victoires des divisions des généraux Sérurier et Augereau à Torre ou à Lesegno. Comment ils réussirent à traverser la Corsaglia, torrent de montagne impétueux, puis le Tanaro tout aussi torrentueux pour vaincre les divisions du général Vitali . Les percées des troupes de Massena. La stratégie du général Bonaparte qui avait par ces mouvements de troupes séparé les armées autrichiennes et sardes. Il repoussa ainsi les soldats piémontais vers la plaine de Mondovi où la bataille finale livra la ville aux armées de la République. L'artillerie prise à l'ennemi était nombreuse, mais surtout la prise de beaux magasins bien pleins, combla de joie des soldats affamés et mal chaussés. Le général Bonaparte avait envoyé une directive pour que la ville, une fois prise, livre biscuits, viandes, pain et vin aux différents corps d'armée. Nous allions enfin pouvoir manger sans restriction et combler notre faim.

Pendant que s'organisait la distribution, les pourparlers commençaient. Le marquis de Colli était prêt à demander une suspension d'armes pour traiter la paix tant son armée était décimée. Le général Bonaparte lui fit dire que c'était le directoire qui se réservait les négociations de cet ordre et il ordonna à nos généraux, après une nuit de repos, de reprendre notre marche vers Turin.

Nous nous trouvâmes, après quelques heures de marche, devant le Pesio, autre torrent au débit impressionnant. Les Piémontais avaient brûlé le pont et il nous fallait trouver un passage absolument. L'infanterie et l'artillerie choisirent de remonter le torrent. Nous partîmes dans l'autre sens. Nous fûmes bienheureux de trouver, rapidement, un gué qui nous permit de traverser le torrent et de chevaucher sans heurt jusqu'à la ville de Carru. Les fantassins qui avaient trouvé un pont plus haut sur le torrent vinrent nous rejoindre devant la cité piémontaise. Là encore, les soldats de l'armée ennemie, avant d'évacuer la ville, avaient coupé tous les passages. On fit, en jetant deux arbres sur le Pesio, un pont instable, mais, sur lequel l'infanterie put passer et s'installer dans la ville pour la nuit . Nous dûmes bivouaquer au bord du torrent avec nos chevaux et l'artillerie, alors que les hommes du génie, toute la nuit et une partie du lendemain travaillèrent à la construction d'un pont de tonneaux. Deux jours plus tard, le 25 avril, nous avancions dans la plaine piémontaise. L'armée s'était divisée en plusieurs fractions, sur les ordres du général Bonaparte, chacune, ayant une place à conquérir. Nous devions avancer vers Cherasco et porter aide au général Masséna qui s'y rapprochait de son côté. Quand nous rejoignîmes l'armée du grand général, son avant-garde conduite par le général Beaumont avait fait le travail. Il avait culbuté les avant-postes ennemis et la place se rendit sans combattre. Une fois encore, le combat nous fuyait. Cela ne dura pas longtemps.

Le commandement nous ordonna de remonter la Stura, la rivière qui baignait la ville de Cherasco, car une armée de fantassins de plus de 600 hommes avait été aperçue par des ordonnances. Elle faisait route à revers de nos troupes à pied, risquant de les piéger aux abords de la rivière. Mon régiment, le 13éme fut choisi pour porter l'attaque contre cette division piémontaise.

Sous les ordres du chef de brigade Bourgon-Duclos, nous chevauchâmes à rythme soutenu vers le lieu où devaient se trouver les soldats ennemis. Le chemin, le long de la rivière, n'était pas aisé pour nos chevaux. Bien escarpé, glissant, nous devions être attentifs à la typologie du sol. Aussi, nous n'aperçûmes pas les fantassins piémontais, positionnés aux abords du chemin, à l'abri des arbres. La première salve de tir coucha grand nombre de chevaux et laissa beaucoup de camarades le nez dans le torrent. Nous bridâmes nos montures le plus rapidement possible et, sabre au clair, nous fonçâmes sur les assaillants, la nouvelle salve fit encore grand nombre de tués parmi nous, mais la troisième ne servit pas. Nous fûmes sur eux et sabrâmes tous les Piémontais que nous aperçûmes. Malgré tout, le nombre de soldats qui nous faisaient face était important. Beaucoup plus que nous étions. Il fallait que nous nous dégagions de cet endroit pour déplacer le combat vers un terrain plus propice à la cavalerie. Le citoyen Bourgon-Duclos nous commanda de traverser la rivière qui semblait peu profonde à cet endroit, espérant que les fantassins nous suivraient. À cet instant, un coup de biscaïen toucha notre chef au bras. Je mis mon cheval au galop et à moitié dans la rivière, soutenant Bourgon-Duclos d'une main et de l'autre sabrant à tout va, je me dégageai de l'emprise des soldats à pied. Prenant un peu de distance et voyant l'état grave de notre chef ; je pris mes responsabilités. Faisant confiance à mon intuition et voyant que les Piémontais à leur tour traversaient le torrent, je laissai le chef de brigade sous la protection de quelques hommes et ordonnai à mes hommes, une soixantaine, de me suivre. Un peu plus loin le torrent était beaucoup moins puissant et sa traversée était aisée. Nous passâmes, une fois encore de l'autre côté de la rivière et fondîmes sur les Piémontais. Pris par le revers et à moitié dans l'eau, les soldats ne purent se défendre. Du haut de nos montures, nous colorâmes l'eau de la Stura du sang des Italiens. Voyant cette contre-offensive, nos compagnons chargèrent de l'autre rive, empêchant toute fuite aux ennemis. Ceux qui n' avaient pas encore traversé la rivière, essayèrent de s'échapper par où ils étaient arrivés, mais nous les poursuivîmes et les rattrapant, les encerclâmes. Ils préférèrent rendre les armes plutôt que subir une mort certaine. Ainsi, nous rentrâmes vers la ville de Cherasco avec 600 Piémontais désarmés et prisonniers.

Le chef de brigade me fit appeler auprès de lui. Le bras ensanglanté, le teint livide, il me dit:" Capitaine, je vous remercie de m'avoir sauvé. Je saurai vous en remercier en temps et en heure. Je vous confie le commandement du détachement jusqu'à Cherasco."

La route lui fut pénible, mais arrivé dans la ville, il fut soigné et après quelques jours de repos, il pourrait de nouveau chevaucher à nos côtés. Je fus cité pour mon action et reçus les félicitations des généraux présents, particulièrement ceux du général Murat qui commandait la cavalerie de l'armée d'Italie. Mon retour au combat fut pour moi excitant et il me tardait déjà les prochaines escarmouches. Ce soir-là, nous pûmes nous nourrir de viande et de pain à satiété. Rodvelche et Greff qui avaient appris nos faits d'armes vinrent me rejoindre avec quelques bonnes bouteilles du pays. Le vin et les rires coulèrent à flots et ,je l'avoue, nous nous laissâmes enivrer avec plaisir.

Les succès de notre armée, ici à Cherasco, mais aussi à Bra et à Alba, portèrent la terreur jusqu'à Turin où la cour craignait une insurrection du peuple, de plus en plus partisan de nos idées républicaines. Le roi demanda l'armistice aux conditions exigées par Bonaparte et reprises par le directoire. Nous avions vaincu une première armée et notre route maintenant devait nous emmener jusqu'à Milan.

Avant le départ, le général Bonaparte fit lire dans chaque corps d'armée une déclaration. Il me fut demandé de la proclamer devant les régiments de hussards. D'une voix la plus assurée possible, je lis aux cavaliers qui m'entouraient:" Soldats, vous avez remporté en quinze jours six victoires; pris vingt drapeaux, cinquante-cinq canons; vous avez fait quinze mille prisonniers et tué ou blessé dix mille hommes, vous égalez aujourd'hui par vos succès l'armée de Hollande et du Rhin...Vous avez gagné des batailles sans canons, passé des rivières sans ponts, fait des marches sans souliers, bivouaqué sans pain ; la Patrie reconnaissante vous devra sa prospérité...Mais soldats, vous n'avez rien fait puisqu'il vous reste à faire."

Le silence qui suivit cette déclaration montrait l'émotion que nous avions tous ressentie. Puis un "Vive le général Bonaparte!", suivi d'un autre puis d'un "Vive la république!" qui fit écho à d'autres vivats, remplit bientôt le lieu où nous étions. En nous mettant en marche, nous étions sûrs qu'on nous avait entendus jusqu'à Milan.

Nous avions devant nous maintenant l'armée autrichienne commandée par le maréchal Beaulieu. Nous voulions en découdre avec elle et le général Bonaparte désireux de surprendre l'ennemi imposa un rythme de marche infernal aux troupes à pied.

Dans la vallée de la Stura, près de l'Arche, avec 100 hommes, je chargeai l'infanterie ennemie qui se mettait en ordre de bataille. Notre attaque soudaine les surprit. Ils s'enfuirent non sans laisser sur le champ de bataille blessés et morts dont leur commandant que j'avais abattu d'un coup de pistolet. Finalement, nous fîmes plus de 500 prisonniers.

Après les félicitations de l'état-major, nous poursuivîmes notre avancée.

Il nous fallait traverser le Pô, sachant parfaitement que les Autrichiens nous attendaient sur l'autre rive.

Nous savions que le gros de la troupe se trouvait à Valenza, que les ponts avaient été détruits et que nous aurions à les combattre sur un terrain qui les avantageait, mais notre général avait une autre idée en tête. Il envoya une partie de notre armée dans la direction de la ville en diversion et nous fit bifurquer plus en aval vers la ville de Plaisance. Les hommes marchaient sans rechigner avec leurs chaussures trouées ou déformées, nous avions presque honte sur nos chevaux de ne pas partager cette épreuve avec eux. Mais ils marchaient, se désaltéraient et reprenaient leur route comme portés par l'enthousiasme du général. À ses côtés se trouvait le général Dallemagne qui avait été un combattant de l'indépendance américaine et dont le sens tactique semblait être apprécié par Bonaparte. C'est ce général qui fit marcher les troupes à ce rythme forcené, sachant que l'ennemi ne croyait pas qu'une armée à pied pouvait se déplacer aussi rapidement. Soixante-quatre kilomètres en trente-six heures. Les hommes arrivèrent au bord du Pô épuisés, mais désireux d'engager le combat bientôt.

La traversée ne s'annonçait pas facile. Pas de pont. Les fantassins réquisitionnèrent tout ce qui pouvait flotter. Bacs, barques, radeaux. Ainsi, nous nous installâmes à plusieurs du 7éme régiment sur un bac avec nos chevaux quelque peu nerveux. Nous scrutions vers l'autre rive essayant d'apercevoir des mouvements ennemis. Nous avions presque accosté quand une salve de mitraille nous accueillit bruyamment. Des camarades à côté de moi tombèrent. Nous ne pouvions pas nous défendre tant nous devions tenir nos chevaux affolés par le bruit et le goût du sang. À peine arrivé sur la berge, je montai en selle prêt à disperser les escadrons qui nous attaquaient. Rassemblant mes hommes autant que je pus, je les fis charger. Mais je fus arrêté net. Une douleur à la cuisse droite faillit me faire tomber de cheval. Ma vue se troublait. Je mis ma main sur ma jambe, elle était en sang. La hargne plus forte que la douleur, je me précipitai à la suite de mes compagnons sur les lignes ennemies qui cédèrent rapidement, laissant beaucoup de morts sur le champ. Je finis par tomber de cheval, incapable d'en descendre normalement. Je ne sentais plus ma jambe et j'avais peur de la perdre. On me transporta vers le chirurgien qui, après m'avoir fait boire un alcool innommable qui faillit me faire vomir, déchira mon uniforme et chercha à retirer la balle. Je ne sais plus ce qui était le plus douloureux, mon ventre qui se tordait ou ma jambe qui était charcutée. Le chirurgien réussit, non sans mal, à retirer la balle et m'assura après avoir bandé ma cuisse que je cicatriserai rapidement. Il ajouta que je ne pourrai pas marcher pendant deux ou trois jours. Je lui répondis que cela n'était pas important, car mon cheval marcherait pour moi vers les lignes ennemies. Je fus évacué vers mon campement où je reçus les encouragements de mes amis Rodvelche et Greff, ainsi que ceux de mon chef de brigade.

Nous repartîmes peu de temps après, car les autrichiens, surpris par notre initiative se dépêchèrent de reculer vers l'Adda pour nous couper la route. La route de Milan était libre, mais le général Bonaparte voulait affronter l'ennemi le plus rapidement possible, avant qu'il ne puisse s'organiser.

Après le Pô, nous devions traverser l'Adda, une rivière large et agitée, derrière laquelle les troupes du maréchal autrichien Beaulieu s'installaient. Il nous fallait un passage. Or, d'après nos éclaireurs, il y avait un pont à Pizzghetone, pas très loin de Plaisance où nous nous trouvions, mais l'endroit était sévèrement gardé. Après une escarmouche engageant notre avant-garde, le général Bonaparte préféra faire route au nord vers Lodi où il espérait enfoncer les lignes ennemies.

La marche encore fut longue, mais rien ne pouvait arrêter ces fantassins ou artilleurs qui avançaient heure après heure, que le terrain soit plat ou escarpé avec le même enthousiasme. Il est vrai que depuis notre arrivée en terre piémontaise, nous mangions à notre faim. Après les privations que nous avions subies, cela suffisait à rendre la troupe déterminée.

Nous arrivâmes enfin, au petit matin, aux abords de Lodi. La rivière était très large et un seul pont l'enjambait. Un pont de près de deux cents mètres, protégé par une batterie de canons qui le gardait en enfilade. Une armée importante nous attendait de l'autre côté. Il semblait impossible d'atteindre l'autre rive sans se faire couper en deux par l'artillerie autrichienne. Bonaparte décida pourtant qu'il traverserait là. Il réunit ses généraux et demanda à toute la cavalerie de poursuivre plus au nord pour y trouver un gué. Il était sûr que cette rivière n'était pas très profonde et qu'il existait un passage par lequel nous pourrions prendre l'ennemi à revers.

Nous laissâmes donc les hommes à pied se préparer au combat et nous prîmes la route du nord. Ma cuisse me faisait souffrir, mais pour rien au monde, je ne serais resté en arrière de ce combat déterminant. Je me trouvais au côté de mon chef de brigade Bourgon-Duclos en tête de notre régiment, chevauchant en arrière du 1er hussard commandé par le chef de brigade Glad. Ce dernier venait de prendre le commandement du régiment après le mort du colonel Stengel à la bataille de Mondovi. J'apercevais là-bas au loin mes amis Rodvelche et Greff qui chevauchaient côte à côte, fiers sur leurs chevaux. Ils ne savaient pas encore que la journée serait terrible.

Un cri traversa les lignes de chevaux pour arriver jusqu'à nous, nous avions atteint un gué et allions pouvoir traverser. L'excitation nous gagna tous, inconsciemment je serrai plus fort mon sabre encore dans son fourreau. Bonaparte avait raison et nous allions bientôt participer au combat en espérant que nos fantassins puissent tenir jusqu'à notre arrivée.

Le chef de brigade Glas envoya des hommes en reconnaissance sur l'autre rive. Ils revinrent rapidement. Aucun mouvement de troupes devant nous. Philippe Glas ordonna la traversée de la rivière. Nous devions nous hâter pour porter main forte à notre armée en restant prudent malgré tout. Une embuscade était possible. Le terrain était escarpé, très boisé. Le danger pouvait surgir à tout instant.

Nous avancions, maintenant le long de la rive opposée en direction de Lodi. Tous groupés, sur un sentier étroit, nous faisions une cible facile pour une artillerie en embuscade. Mon chef de brigade n'aimait pas cela. Il s'approcha du chef Glas et lui fit part de son inquiétude. Ce dernier lui répliqua qu'il s'agissait du chemin le plus court pour rejoindre les combats et, qu'à son avis, nous ne risquions rien, car l'armée autrichienne était concentrée sur Lodi. Bourgon-Duclos n'était pas convaincu et moi non plus. Il décida de prendre un peu de recul avec le 1er hussard, me demanda de prendre un escadron et de m'éloigner de la rive. Il voulait s'assurer qu'aucun ennemi ne nous attendait un peu plus loin en avant. Les contreforts des montagnes qui nous dominaient, masquaient la visibilité et le chef de brigade Glas, trop sûr de lui s'était engagé sur un sentier particulièrement exposé. Il longeait l'Adda en contrebas de ces montagnes boisées où pouvait se cacher toute une armée. Je décidai de contourner cet obstacle, espérant trouver un autre sentier plus haut qui me permettrait de surplomber la rivière.

Il existait. Serpentant devant nous, il s'élevait vers le sommet. Au milieu de la forêt de sapins, nous progressions doucement. Aucun bruit. Je me souviens de ce vent froid qui nous gifla au détour d'un virage. Je n'aimais pas cette atmosphère. Trop de silence, même les oiseaux s'étaient tus. Encore quelques virages et nous étions en haut. Le ciel était bien dégagé et vers l'horizon nous devinions la vallée et la ville de Lodi où nos troupes devaient combattre. Le sommet s'offrait à nous. Là bas un peu plus bas coulait l'Adda et sur le chemin, quelque part, nos compagnons progressaient.

Nous n'eûmes pas besoin de les chercher, nous entendîmes une explosion terrible. La mitraille. En contrebas de notre position, surplombant nos camarades, des fantassins avaient fait feu, décimant nos rangs. Certains gisaient sur le sentier, d'autres étaient tombés dans la rivière. Au même instant, débouchant de la forêt, des cavaliers autrichiens fondaient sur nos troupes. Nos camarades allaient se faire massacrer. Sans hésitation et tirant mon sabre de son fourreau, je commandai la charge. Les fantassins qui avaient préparé l'embuscade eurent juste le temps de se retourner. Nous étions déjà sur eux et la peur que nous vîmes dans leurs yeux nous encouragea. Nous les sabrâmes avec une hargne décuplée. Voyant cela, les cavaliers autrichiens eurent un instant d'hésitation, ce qui permit aux hussards de la République de se ressaisir et d'engager le combat avec l'ennemi. Après avoir fait taire définitivement les fusils ennemis, nous dévalâmes le versant de la montagne pour porter secours à nos camarades.

Le combat fut rude, mais bref. Pris entre deux forces, les Autrichiens cédèrent, essayant de s'enfuir en traversant la rivière, mais, à cet endroit, celle-ci était profonde. Le courant eut raison des cavaliers et de leurs chevaux. Ils disparurent au fil de l'eau.

Le bilan de cette embuscade était terrible. Beaucoup de hussards avaient disparu dans l'Adda, d'autres gisaient autour de nous. Il y avait aussi beaucoup de blessés. Le chef de brigade Philippe Glas était de cela. Un coup de sabre lui avait déchiré la poitrine. Le commandement fut pris par Bourgon-Duclos. À cet instant, l'adjudant Greff m'appela. À ses pieds gisait notre ami, le sous-lieutenant Rodvelche. Je me précipitai. Il respirait encore. Je l'aidai à s'asseoir, le soutenant de mon bras. Son uniforme rougissait, maculé de sang. Il essayait de parler en s'accrochant à moi :

- J'ai froid, Jacques!

- Ne t'inquiète pas, on va te soigner.

Je le sentais faiblir entre mes bras. Mon ami partait doucement. Pourtant, je le vis encore sourire et prononçait dans un souffle:

- Tout est lumineux, çà scintille autour de moi.

Il ferma les yeux et mourut, sa tête posait sur mon épaule. Les larmes me vinrent aux yeux. La mort nous accompagnait depuis toujours. Féroce, injuste, parfois libératrice. Tant de fois, elle croisa nos vies, nous étions habitués. Mais perdre un ami était une douleur que j'ignorais encore.

Le chef de brigade Bourgon-Duclos me fit appeler à ses côtés. La guerre continuait et nous ne devions pas la laisser nous dominer. Il fut décidé que nous laissions nos morts et nos blessés ici en espérant que le combat qui nous attendait serait bref et victorieux. Nous pourrions très vite revenir secourir les uns et enterrer les autres. Nous laissâmes aux blessés toute l'eau et toute la nourriture que nous possédions et portés par la vengeance, nous partîmes au galop en direction de Lodi.

Nous étions assez proches du pont que tentaient de traverser nos fantassins, car nous entendions le bruit des canons et de la mitraille. Enivrés par les bruits et l'odeur de la poudre qui venaient à notre rencontre, nous poussions nos montures à aller encore plus vite. Le visage ensanglanté de Rodvelche m'accompagnait et éloigné de mon coeur toute peur. Je serai le premier à fondre sur l'ennemi. Mon bras ne lâchera le sabre que lorsqu'il n'y aura plus une once de vengeance en moi.

Très vite, nous arrivâmes sur les lignes autrichiennes. Je ne vis pas ce qui se passait sur le pont où se trouvait notre armée. Le bras levé, en tête des régiments de hussards, je pénétrai dans les lignes ennemies qui ne nous avaient même pas entendus arriver. Je sabrai, le bras lourd, propageant la terreur et la mort autour de moi. Ma cuisse était de nouveau insensible, je m'en fichais. Seule comptait la victoire. Bientôt les troupes ennemies se dispersèrent. Notre attaque sur leur flanc fut déterminante. Les hommes avaient traversé le pont et les Autrichiens essayaient de s'enfuir. En les pourchassant, je m'emparais du drapeau d'un régiment de fantassins. Celui-ci serait pour mon ami Rodvelche. La victoire était totale. Nous avions pris plusieurs pièces d'artillerie, de nombreux drapeaux et fîmes plusieurs milliers de prisonniers.

Je fus de ceux qui retournèrent au bord de l'Adda porter secours aux blessés et enterrer les morts.

La tombe creusée, en compagnie de Greff, je fis descendre le corps de notre compagnon dans le trou, le drapeau que j'avais pris à l'ennemi lui servant de linceul. Le sous-lieutenant Rodvelche pouvait dormir en paix, ses amis étaient apaisés.

Revenus au camp, nous croisâmes Perrier un artilleur, pays de Greff, qui nous raconta la bataille:

- Vous ne pouvez pas imaginer, le général est un génie. Il nous fit installer les canons face à ceux de l'ennemi. Il vint à nos côtés et calcula, lui-même, l'angle et la portée des tirs. Il nous dit que cela lui rappelait quand il était lieutenant d'artillerie, puis il fit donner le feu. Et bien, dès la première salve, il détruisit plusieurs canons d'en face. Cela dura une bonne heure. L'ennemi avait perdu la moitié de son artillerie. Après, il alla retrouver les fantassins nous commandant de continuer à arroser l'autre rive jusqu'à son commandement d'arrêt.

- Mais comment ont-ils traversé le pont ? Il restait quand même suffisamment d'artillerie pour le défendre. Demandais-je intrigué.

- Là, je laisse le citoyen Jeunet te raconter la suite. Il fait partie des grenadiers de la 32 éme. Ils ont été les premiers à traverser.

Un gars, plus très jeune, rougeaud, le regard pétillant s'assit à côté de nous et après avoir bu une goulée de vin raconta à son tour:

- Nous étions massés à l'entrée du pont, cachés derrière une muraille quand le général vint auprès de nous. Il nous dit qu'il allait envoyer une dernière volée de boulets. Nous devions attaquer au même moment. Il dut voir notre appréhension de courir sur ce fichu pont à la merci de l'ennemi, car il ajouta qu'il fallait plus d'une minute pour recharger un canon et que nous avions le temps d'arriver sur les artilleurs d'en face avant qu'ils ne tirent à nouveau. Nous attendîmes le signal, puis, entourés de fumée, nous avons couru sur le pont en hurlant notre hargne et notre peur. Le petit général avait vu juste, nous fûmes sur les artilleurs avant qu'ils ne rechargent. Les camarades pouvaient traverser, l'armée autrichienne était désorganisée. Puis, vous les avez pris à revers et ce fut la débandade.

- Et vous savez, ajouta amusé Perrier, les gars artilleurs l'ont surnommé le "petit caporal ". Il était avec nous comme un simple caporal. Avec lui, nous irons jusqu'à Vienne.

"Le petit caporal ", ce surnom nous amusa. Le lendemain, il avait fait le tour de toute l'armée et on n'entendit plus parler du général Bonaparte que sous le nom de "petit caporal ".

L'ennemi était en déroute et cinq jours plus tard, nous entrions en vainqueur dans Milan. L'accueil fut triomphal et les Lombardes galantes.

Le chef de brigade Philippe Glass, blessé très gravement fut évacué et mon chef de brigade Bourgon-Duclos fut nommé chef du 1er régiment de hussards à sa place. Il demanda mon incorporation à ses côtés dans le régiment. Dorénavant, j'étais capitaine dans ce régiment d'élite. Je retrouvai mon ami, l'adjudant Greff et porter l'uniforme qui était celui de Martin Rodvelche me remplit de fierté et d'émotion.

mercredi 22 avril 2009

Récit d'un hussard (2)

LE PLATEAU DE SAINT — GERMAIN

Au bout de la route en lacets, caché par la forêt de sapins, se trouvait le village de Saint-Germain et au-delà un large plateau herbeux. Les Piémontais qui battaient en retraite depuis plusieurs jours avaient stoppé là, espérant, soi-disant, des renforts. Nous devions les affronter sur ce plateau et les rejeter hors de nos frontières.
Au dessus de nous se dressait, majestueux, le col de la Rosière comme un haut mur infranchissable. Et tout autour les Alpes, sans fin.
Nous restâmes à l'abri des bois. Le temps au général Bagdelane d'envoyer des éclaireurs pour qu'ils puissent lui décrire la situation.
Lorsqu'ils revinrent, leur rapport n'était pas encourageant. Les ennemis étaient installés sur l'immense pré qui faisait suite au village, mais ils avaient positionné leur artillerie, plusieurs canons, dans trois redoutes fortifiées au dessus du plateau, ce qui rendait son attaque délicate. Les canons étaient dirigés droit sur le village et sur la seule route d'accès. Nous risquions de perdre beaucoup d'hommes.Le général rassembla les troupes et dit que seule notre rapidité dans l'attaque nous donnerait la victoire. La Nation et la République comptaient sur nous pour libérer le territoire national des armées étrangères. Ainsi, ce fut aux cris de:" vive la Nation! Vive la République!" que l'armée se mit en marche.
Au passage dans le village, nous nous déployâmes, espérant surprendre les artilleurs par la largeur de notre attaque.
Au commandement du général, nous chargeâmes les fantassins ennemis en hurlant notre foi en la Nation. Les canons nous répondirent, dès que nous abordâmes le plateau, faisant d'énormes trous dans nos lignes. Nous étions encore assez loin des premiers rangs ennemis et nous laissions beaucoup trop de morts derrière nous. De ma position, je voyais les artilleurs qui nous dominaient. Je me rendis compte que le raidillon où était installée l'artillerie était peu défendu. Il y avait peut-être une chance de faire taire ces canons. Je m'approchai du capitaine Verdelin et lui criai au milieu du vacarme des explosions : " Capitaine, donnez - moi quatre compagnies, je vais tenter l'assaut de la colline." Il me regarda, incrédule. " Faites-moi confiance !"Il me les donna. Je fis signe aux hommes de me suivre et profitant de la fumée des explosions et du désordre qui agitait le champ de bataille, nous entamâmes la montée vers l'ennemi. Nous subîmes les tirs des fusils des soldats qui protégeaient leur artillerie. Mais rien ne pouvait plus nous retenir, pas plus nos camarades qui s'effondraient autour de nous que la folie de cette entreprise. Le vent, tout d'un coup tourna et renvoya la fumée des explosions vers les Piémontais. Les fantassins nous discernèrent plus difficilement et leurs tirs devinrent moins précis. Cela redoubla notre hargne et bientôt, nous fûmes sur eux. Le combat au corps à corps qui s'ensuivit me ramena au pont de Villaroger, mais là, je me sentais fort et sûr de vaincre. Je tuai le capitaine, commandant de l'artillerie. Le résultat ne se fit pas attendre, l'ennemi faiblit et lâcha prise, nous laissant la voie libre. Nous eûmes vite enjambé les rondins de bois qui protégeaient les canons et après un rapide combat, nous prîmes possession des trois redoutes et nous nous emparâmes des canons. Nous les retournâmes vers les lignes ennemies. À cet instant, la stupeur fut telle dans l'armée piémontaise que nos soldats partirent à la charge et mirent en fuite les soldats ennemis. Nous fîmes plus de 200 prisonniers et nous étions maîtres du plateau de Saint-Gervais.
Le général Bagdelane en personne nous félicita et signala notre action d'éclat aux représentants du peuple.
Plusieurs jours plus tard, alors que nous avions regagné notre campement de Grenoble, deux représentants du peuple, les citoyens Dumas et Albitte vinrent vers moi. Ils voulaient me nommer chef de bataillon, adjudant général. Mais, j'avais un autre désir et leur en fis part. Passé un moment de stupeur devant mon refus de promotion, ils acceptèrent ma requête. J'allais incorporer comme capitaine une compagnie de hussards. J'entrais dans la cavalerie sous les ordres des généraux Lassalle et Murat. Ainsi allait commencer la campagne d'Italie.

mercredi 15 avril 2009

Récit d'un hussard (1)

UN PONT A DEFENDRE

Hirsutes, sales, mal rasés, des habits élimés et rapiécés, nous ressemblions plus à une bande de brigands qu'à des soldats de la République. Et pourtant, nous étions bien de ceux-là. Cinquante hommes, cinquante têtes brûlées à qui on avait ordonné de tenir ce pont coûte que coûte.

Nous étions en l'an I de la République. Nous devions freiner l'avancée de trois compagnies de grenadiers piémontais et permettre à notre propre armée de se regrouper à Conflans et engager la contre-offensive.

Il faisait chaud en ce mois de messidor 1793, si chaud que nos uniformes nous collaient à la peau. Nous étions pourtant en altitude, coincés entre deux montagnes de la Tarentaise, quelque part entre le village de Villa-Roger et celui de Ste Foy.

Tôt le matin, nous avions essuyé une première escarmouche ou plutôt nous avions repoussé l'avant-garde de l'armée ennemie qui ne s'attendait pas à nous trouver là. Surprise par le feu de nos armes, elle dut abandonner une dizaine de corps sur le chemin et se réfugier sous les arbres qui nous faisaient face. Depuis, nous attendions. Les bruits de l'armée qui s'étaient faits plus proches s'étaient dispersés dans le bois à quelques centaines de mètres de nous. L'armée avait cessé sa marche et préparait son bivouac pour la nuit. Un coup d'oeil vers le ciel me permettait de constater que le soleil allait bientôt disparaître derrière les montagnes et que la nuit ne tarderait plus.

J'observais mes hommes. Quarante-neuf citoyens courageux, venant de toutes les régions de France. Attirés par la solde de soldat, ils s'étaient engagés. Plutôt çà que la misère des campagnes. Et puis, il y avait eu 1789, le miraculeux éveil de la Nation. La barbarie sur la guillotine et la liberté qui s'offrait à nous comme une amante si longtemps désirée. Ils y croyaient ces soldats dépenaillés et à voir leur vigueur dans la bataille aujourd'hui, ils y croyaient encore. La liberté était belle, certes. La république bien jeune et bien pauvre. Les caisses étaient vides et nous combattions avec si peu. Un malheureux canon, quelques fusils, quelques munitions et nos sabres. Demain, nous ferons face à l'ennemi. Sept cents hommes, clinquants, armés, entraînés. Nous mourrons, mais la République ne rougira pas de nous. Nous aurons défendu le pont coûte que coûte.



La nuit maintenant était tombée. Nous entendions les voix et les rires des soldats piémontais. Ils ne semblaient pas appréhender le combat du lendemain. Sûrs de leur force et de leur nombre, ils ne pouvaient douter de l'issue de la bataille.

Mes hommes se reposaient. Certains fumaient, d'autres mangeaient leur maigrelette ration de soldat, peu parlaient. La plupart même dormaient ou faisaient semblant. Moi, je ne pouvais pas.

Je revoyais le temps passé. Le Limousin, mon pays. Les terres agricoles, notre domaine. Mes parents et mes sept frères et soeurs. J'ai grandi auprès d'eux, je me suis instruit, mais je cherchais autre chose. J'avais peu d'attrait pour la terre. Plutôt, l'envie de partir loin, voyager, vivre l'aventure. Je ne voyais qu'une seule façon d'y parvenir ; l'armée du roi.



Je m'engageai le 12 mai 1779 et j'incorporai dans les gendarmes de la garde du roi. J'y restai plus de quatre ans avant de rejoindre en 1784, le régiment de Boulonnais.

En moins d'un an, je devins sergent, le 1er mars 1785. Puis sergent de grenadiers, le 25 octobre 1787. Ce fut à cette époque-là qu'aurait pu s'arrêter net ma carrière militaire, ma vie même.

C'était un matin de nivôse. Le froid était mordant. Nous étions dans notre garnison de Strasbourg, la neige recouvrait tout d'un blanc immaculé. La ville était comme abandonnée, peu de citoyens avaient bravé le froid. Nous étions trois de la garnison, en patrouille et il ne nous tardait de rentrer vite nous réchauffer entre les murs de la caserne. Soudain, au détour d'une ruelle, nous entendîmes des cris et aperçûmes deux hommes qui frappaient un pauvre hère avec des bâtons, sous le regard d'un troisième, richement vêtu, assis sur son cheval. Nous nous précipitâmes au secours du pauvre gars dont le sang marqué la neige. En nous apercevant, les deux hommes nous firent face, prêts à en découdre, protégeant l'homme juché sur son cheval. Ce dernier portait un masque, empêchant quiconque de le reconnaître.

- Arrêtez immédiatement ! criais-je en arrivant vers eux. Au nom du roi !

Le cavalier alors se mit à rire :

- Au nom du roi ? Qui peut parler au nom du roi ?

Je m'approchai du corps de l'homme qui gisait maintenant sur la neige, inerte.

- Cet homme est sous notre protection, dis-je en essayant de le relever.

- Belle protection ! S'amusa encore l'homme masqué. Faites attention, sergent, que cette protection ne vienne pas à l'encontre des desseins...du roi.

- Qui êtes-vous ? Demandais-je, surpris devant tant d'aplomb .

- Vous l'apprendrez à vos dépens, sergent, répondit l'homme, bien assez tôt.

Puis, il brida son cheval, partit au galop en nous bousculant. Ce qui permit aux deux assaillants de disparaître dans une ruelle avant que nous puissions les arrêter.



Le pauvre gars était mort. Je fis un rapport en rentrant à la caserne à mon officier supérieur qui sembla inquiet en écoutant mon récit. À juste titre. Une heure après, j'étais mis aux arrêts pour entrave à la justice. Cassé, je redevins simple soldat. Ce cavalier masqué était, parait-il un seigneur qui se prenait pour un justicier et qui, sous la protection du roi, agissait en toute impunité.

Mes excellents états de service me sauvèrent la vie, ce ne fut pas le cas de mes deux camarades de patrouille qui furent trouvés morts deux jours plus tard, victimes, soi-disant, d'une rixe entre ivrognes.

Je n'étais qu'amertume et colère et du fond de mon cachot, je ne m'apaisais pas. Ce fut l'Histoire qui s'en chargea. Moins d'un an après cette malheureuse affaire, l'arrogant justicier avait traversé la frontière, en guenille, poursuivi par ceux qu'il avait martyrisés. La révolution avait balayé l'ancien régime, je fus libéré et l'on me permit de regagner mes galons.

Je fus nommé caporal de fusiliers en 1790, caporal de grenadiers en 1791, sergent trois mois plus tard, puis sous- lieutenant, le 22 mai 1792, juste avant que le bataillon du Boulonnais soit incorporé à l'armée des Alpes.



Sous les ordres du général Bagdelane, notre armée dut faire face à 7000 Piémontais dans la vallée de l'Isère. Nous fûmes mis à mal par des soldats plus nombreux et plus aguerris que nous. Notre général décida de se replier sur Conflans où l'attendait le général de division Kellerman, prêt à contrer l'offensive transalpine. Pour réussir cette jonction, il fallait positionner des petites unités à des points stratégiques dont la mission était de ralentir l'avancée de l'ennemi. C'est ainsi que mon unité fut choisie pour défendre ce pont et stopper le plus longtemps possible les Piémontais. Nous avions déjà gagné vingt-quatre heures et demain une ultime bataille nous attendait.



Le feu de l'ennemi faisait rage, à couvert du bois, ils nous tiraient dessus et nous dûmes nous réfugier à l'autre extrémité du pont espérant y trouver un abri. Déjà dix de mes hommes s'étaient effondrés. Combien de temps allions- nous tenir ainsi ? Le soleil était déjà haut dans le ciel quand la mitraille stoppa. Les Piémontais n'avaient pas l'intention de nous assaillir au plus chaud de la journée. Nouveau répit. Nous en profitâmes pour enterrer nos camarades en retrait du pont et nous attendîmes la nouvelle attaque de l'ennemi.

Soudain une grande clameur fit trembler les feuilles des arbres et nous vîmes, baïonnettes aux fusils, les grenadiers d'en face nous charger. Je fis mettre mes hommes en position, attendis que les premiers attaquants atteignissent le pont pour ordonner le tir. Deux rangées d'hommes s'effondrèrent instantanément. La deuxième salve de tir en fit autant et la suivante tout pareillement. Mais les grenadiers, enjambant les corps des soldats tués, continuaient à avancer vers nous avec la même rage et les mêmes hurlements. Le corps à corps était inévitable; le choc fut terrible. De mon sabre, je frappais tout autour de moi, aux cris d'encouragement succédaient les cris de douleur. Le pont était jonché de corps, français et piémontais mêlés. Mes hommes se battaient, tombaient, se relevaient et faisaient reculer l'ennemi. Nous prenions le dessus. À cet instant, une douleur à la tête me fit chanceler. Un officier levait son sabre une nouvelle fois pour m'achever, mais il fut trop lent, je le transperçais de mon arme. Les grenadiers, voyant leur officier tomber, se replièrent en vacarme, laissant plus de trente camarades dans l'affrontement. Nous avions encore retenu les Piémontais une journée de plus.

Blessé à la tête et au bras, je regardais les hommes valides porter les blessés ou évacuer les morts. Plus de vingt soldats avaient laissé leur vie en cette journée, d'autres étaient blessés. Demain devait être le dernier jour, mais l'armée piémontaise aura été arrêtée plus de quarante-huit heures.



Le lendemain matin, le 3 juin 1793, en voyant l'armée ennemie apparaître devant nous, mon coeur s'accéléra. Nous venions de refuser de nous rendre, en hommage à nos camarades morts. Nous étions vingt soldats face à plusieurs centaines d'ennemis. Ils chargèrent, nous tirâmes. Ils tombèrent et d'autres prirent leur place. Encore en corps à corps, j'essayais de ne pas me laisser submerger. L'étroitesse du pont nous permettait de combattre en rang presque égal. Mais plus il en tombait, plus il y en avait. Je souffrais, je sentais mon sang quitter mon corps, mes forces m'abandonnaient. Ainsi, j'allais mourir de cette façon, un coup plus précis à un moment donné. À mes côtés, il n'y avait plus que quatre hommes ensanglantés, hagards. Les Piémontais nous faisaient face, la bouche ouverte, aussi épuisés que nous, ils cherchaient leur souffle. Je regardais mes soldats, ils attendaient la mort et elle vînt. Je vis la flamme s'échapper des armes ennemies. Une douleur à la poitrine puis plus rien ; le néant.



Je revins à moi dans un hôpital piémontais où on m'avait transporté. Le médecin me dit que j'étais un miraculé. Sept blessures, dont une qui m'ouvrit le crâne et la balle qui passa à deux centimètres du coeur. J'étais robuste, j'allais m'en remettre. Il m'affirma qu'il n'avait jamais vu une telle résistance à la mort. Pour l'heure, bandé dans tout le corps, je souffrais et ne savais pas ce que l'ennemi allait faire de moi. La réponse ne tarda pas. Un général piémontais, le général Latour, vint me rendre visite. Il me félicita pour ma bravoure et m'apprit que j'étais le seul survivant, que le sacrifice de mes hommes avait été inutile, car l'armée piémontaise progressait encore dans les Alpes. Il ajouta que j'étais prisonnier et que mon sort n'avait pas encore été décidé.



Quatre mois plus tard, valide, j'étais échangé contre des prisonniers ennemis et je retrouvais l'armée des Alpes où je reçus une nouvelle affectation.

Durant ma captivité, l'armée de la République sous le commandement du général Kellerman, le vainqueur de Valmy, avait mené une violente contre-offensive, repoussant l'ennemi au-delà de Moutiers.

Les Piémontais s'étaient réfugiés sur le plateau du village de Saint-Germain. C'est là qu'ils nous attendaient pour livrer bataille.