mercredi 15 avril 2009

Récit d'un hussard (1)

UN PONT A DEFENDRE

Hirsutes, sales, mal rasés, des habits élimés et rapiécés, nous ressemblions plus à une bande de brigands qu'à des soldats de la République. Et pourtant, nous étions bien de ceux-là. Cinquante hommes, cinquante têtes brûlées à qui on avait ordonné de tenir ce pont coûte que coûte.

Nous étions en l'an I de la République. Nous devions freiner l'avancée de trois compagnies de grenadiers piémontais et permettre à notre propre armée de se regrouper à Conflans et engager la contre-offensive.

Il faisait chaud en ce mois de messidor 1793, si chaud que nos uniformes nous collaient à la peau. Nous étions pourtant en altitude, coincés entre deux montagnes de la Tarentaise, quelque part entre le village de Villa-Roger et celui de Ste Foy.

Tôt le matin, nous avions essuyé une première escarmouche ou plutôt nous avions repoussé l'avant-garde de l'armée ennemie qui ne s'attendait pas à nous trouver là. Surprise par le feu de nos armes, elle dut abandonner une dizaine de corps sur le chemin et se réfugier sous les arbres qui nous faisaient face. Depuis, nous attendions. Les bruits de l'armée qui s'étaient faits plus proches s'étaient dispersés dans le bois à quelques centaines de mètres de nous. L'armée avait cessé sa marche et préparait son bivouac pour la nuit. Un coup d'oeil vers le ciel me permettait de constater que le soleil allait bientôt disparaître derrière les montagnes et que la nuit ne tarderait plus.

J'observais mes hommes. Quarante-neuf citoyens courageux, venant de toutes les régions de France. Attirés par la solde de soldat, ils s'étaient engagés. Plutôt çà que la misère des campagnes. Et puis, il y avait eu 1789, le miraculeux éveil de la Nation. La barbarie sur la guillotine et la liberté qui s'offrait à nous comme une amante si longtemps désirée. Ils y croyaient ces soldats dépenaillés et à voir leur vigueur dans la bataille aujourd'hui, ils y croyaient encore. La liberté était belle, certes. La république bien jeune et bien pauvre. Les caisses étaient vides et nous combattions avec si peu. Un malheureux canon, quelques fusils, quelques munitions et nos sabres. Demain, nous ferons face à l'ennemi. Sept cents hommes, clinquants, armés, entraînés. Nous mourrons, mais la République ne rougira pas de nous. Nous aurons défendu le pont coûte que coûte.



La nuit maintenant était tombée. Nous entendions les voix et les rires des soldats piémontais. Ils ne semblaient pas appréhender le combat du lendemain. Sûrs de leur force et de leur nombre, ils ne pouvaient douter de l'issue de la bataille.

Mes hommes se reposaient. Certains fumaient, d'autres mangeaient leur maigrelette ration de soldat, peu parlaient. La plupart même dormaient ou faisaient semblant. Moi, je ne pouvais pas.

Je revoyais le temps passé. Le Limousin, mon pays. Les terres agricoles, notre domaine. Mes parents et mes sept frères et soeurs. J'ai grandi auprès d'eux, je me suis instruit, mais je cherchais autre chose. J'avais peu d'attrait pour la terre. Plutôt, l'envie de partir loin, voyager, vivre l'aventure. Je ne voyais qu'une seule façon d'y parvenir ; l'armée du roi.



Je m'engageai le 12 mai 1779 et j'incorporai dans les gendarmes de la garde du roi. J'y restai plus de quatre ans avant de rejoindre en 1784, le régiment de Boulonnais.

En moins d'un an, je devins sergent, le 1er mars 1785. Puis sergent de grenadiers, le 25 octobre 1787. Ce fut à cette époque-là qu'aurait pu s'arrêter net ma carrière militaire, ma vie même.

C'était un matin de nivôse. Le froid était mordant. Nous étions dans notre garnison de Strasbourg, la neige recouvrait tout d'un blanc immaculé. La ville était comme abandonnée, peu de citoyens avaient bravé le froid. Nous étions trois de la garnison, en patrouille et il ne nous tardait de rentrer vite nous réchauffer entre les murs de la caserne. Soudain, au détour d'une ruelle, nous entendîmes des cris et aperçûmes deux hommes qui frappaient un pauvre hère avec des bâtons, sous le regard d'un troisième, richement vêtu, assis sur son cheval. Nous nous précipitâmes au secours du pauvre gars dont le sang marqué la neige. En nous apercevant, les deux hommes nous firent face, prêts à en découdre, protégeant l'homme juché sur son cheval. Ce dernier portait un masque, empêchant quiconque de le reconnaître.

- Arrêtez immédiatement ! criais-je en arrivant vers eux. Au nom du roi !

Le cavalier alors se mit à rire :

- Au nom du roi ? Qui peut parler au nom du roi ?

Je m'approchai du corps de l'homme qui gisait maintenant sur la neige, inerte.

- Cet homme est sous notre protection, dis-je en essayant de le relever.

- Belle protection ! S'amusa encore l'homme masqué. Faites attention, sergent, que cette protection ne vienne pas à l'encontre des desseins...du roi.

- Qui êtes-vous ? Demandais-je, surpris devant tant d'aplomb .

- Vous l'apprendrez à vos dépens, sergent, répondit l'homme, bien assez tôt.

Puis, il brida son cheval, partit au galop en nous bousculant. Ce qui permit aux deux assaillants de disparaître dans une ruelle avant que nous puissions les arrêter.



Le pauvre gars était mort. Je fis un rapport en rentrant à la caserne à mon officier supérieur qui sembla inquiet en écoutant mon récit. À juste titre. Une heure après, j'étais mis aux arrêts pour entrave à la justice. Cassé, je redevins simple soldat. Ce cavalier masqué était, parait-il un seigneur qui se prenait pour un justicier et qui, sous la protection du roi, agissait en toute impunité.

Mes excellents états de service me sauvèrent la vie, ce ne fut pas le cas de mes deux camarades de patrouille qui furent trouvés morts deux jours plus tard, victimes, soi-disant, d'une rixe entre ivrognes.

Je n'étais qu'amertume et colère et du fond de mon cachot, je ne m'apaisais pas. Ce fut l'Histoire qui s'en chargea. Moins d'un an après cette malheureuse affaire, l'arrogant justicier avait traversé la frontière, en guenille, poursuivi par ceux qu'il avait martyrisés. La révolution avait balayé l'ancien régime, je fus libéré et l'on me permit de regagner mes galons.

Je fus nommé caporal de fusiliers en 1790, caporal de grenadiers en 1791, sergent trois mois plus tard, puis sous- lieutenant, le 22 mai 1792, juste avant que le bataillon du Boulonnais soit incorporé à l'armée des Alpes.



Sous les ordres du général Bagdelane, notre armée dut faire face à 7000 Piémontais dans la vallée de l'Isère. Nous fûmes mis à mal par des soldats plus nombreux et plus aguerris que nous. Notre général décida de se replier sur Conflans où l'attendait le général de division Kellerman, prêt à contrer l'offensive transalpine. Pour réussir cette jonction, il fallait positionner des petites unités à des points stratégiques dont la mission était de ralentir l'avancée de l'ennemi. C'est ainsi que mon unité fut choisie pour défendre ce pont et stopper le plus longtemps possible les Piémontais. Nous avions déjà gagné vingt-quatre heures et demain une ultime bataille nous attendait.



Le feu de l'ennemi faisait rage, à couvert du bois, ils nous tiraient dessus et nous dûmes nous réfugier à l'autre extrémité du pont espérant y trouver un abri. Déjà dix de mes hommes s'étaient effondrés. Combien de temps allions- nous tenir ainsi ? Le soleil était déjà haut dans le ciel quand la mitraille stoppa. Les Piémontais n'avaient pas l'intention de nous assaillir au plus chaud de la journée. Nouveau répit. Nous en profitâmes pour enterrer nos camarades en retrait du pont et nous attendîmes la nouvelle attaque de l'ennemi.

Soudain une grande clameur fit trembler les feuilles des arbres et nous vîmes, baïonnettes aux fusils, les grenadiers d'en face nous charger. Je fis mettre mes hommes en position, attendis que les premiers attaquants atteignissent le pont pour ordonner le tir. Deux rangées d'hommes s'effondrèrent instantanément. La deuxième salve de tir en fit autant et la suivante tout pareillement. Mais les grenadiers, enjambant les corps des soldats tués, continuaient à avancer vers nous avec la même rage et les mêmes hurlements. Le corps à corps était inévitable; le choc fut terrible. De mon sabre, je frappais tout autour de moi, aux cris d'encouragement succédaient les cris de douleur. Le pont était jonché de corps, français et piémontais mêlés. Mes hommes se battaient, tombaient, se relevaient et faisaient reculer l'ennemi. Nous prenions le dessus. À cet instant, une douleur à la tête me fit chanceler. Un officier levait son sabre une nouvelle fois pour m'achever, mais il fut trop lent, je le transperçais de mon arme. Les grenadiers, voyant leur officier tomber, se replièrent en vacarme, laissant plus de trente camarades dans l'affrontement. Nous avions encore retenu les Piémontais une journée de plus.

Blessé à la tête et au bras, je regardais les hommes valides porter les blessés ou évacuer les morts. Plus de vingt soldats avaient laissé leur vie en cette journée, d'autres étaient blessés. Demain devait être le dernier jour, mais l'armée piémontaise aura été arrêtée plus de quarante-huit heures.



Le lendemain matin, le 3 juin 1793, en voyant l'armée ennemie apparaître devant nous, mon coeur s'accéléra. Nous venions de refuser de nous rendre, en hommage à nos camarades morts. Nous étions vingt soldats face à plusieurs centaines d'ennemis. Ils chargèrent, nous tirâmes. Ils tombèrent et d'autres prirent leur place. Encore en corps à corps, j'essayais de ne pas me laisser submerger. L'étroitesse du pont nous permettait de combattre en rang presque égal. Mais plus il en tombait, plus il y en avait. Je souffrais, je sentais mon sang quitter mon corps, mes forces m'abandonnaient. Ainsi, j'allais mourir de cette façon, un coup plus précis à un moment donné. À mes côtés, il n'y avait plus que quatre hommes ensanglantés, hagards. Les Piémontais nous faisaient face, la bouche ouverte, aussi épuisés que nous, ils cherchaient leur souffle. Je regardais mes soldats, ils attendaient la mort et elle vînt. Je vis la flamme s'échapper des armes ennemies. Une douleur à la poitrine puis plus rien ; le néant.



Je revins à moi dans un hôpital piémontais où on m'avait transporté. Le médecin me dit que j'étais un miraculé. Sept blessures, dont une qui m'ouvrit le crâne et la balle qui passa à deux centimètres du coeur. J'étais robuste, j'allais m'en remettre. Il m'affirma qu'il n'avait jamais vu une telle résistance à la mort. Pour l'heure, bandé dans tout le corps, je souffrais et ne savais pas ce que l'ennemi allait faire de moi. La réponse ne tarda pas. Un général piémontais, le général Latour, vint me rendre visite. Il me félicita pour ma bravoure et m'apprit que j'étais le seul survivant, que le sacrifice de mes hommes avait été inutile, car l'armée piémontaise progressait encore dans les Alpes. Il ajouta que j'étais prisonnier et que mon sort n'avait pas encore été décidé.



Quatre mois plus tard, valide, j'étais échangé contre des prisonniers ennemis et je retrouvais l'armée des Alpes où je reçus une nouvelle affectation.

Durant ma captivité, l'armée de la République sous le commandement du général Kellerman, le vainqueur de Valmy, avait mené une violente contre-offensive, repoussant l'ennemi au-delà de Moutiers.

Les Piémontais s'étaient réfugiés sur le plateau du village de Saint-Germain. C'est là qu'ils nous attendaient pour livrer bataille.

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