lundi 22 septembre 2008

Mon père, ce sculpteur (8)

ET L'ARTISTE S'EN EST ALLE


Je restai seul. Je ne l'ai pas entendu partir. J'ai imaginé seulement.Il a dû mettre son chapeau,son écharpe, son manteau et a glissé vers la porte sans bruit comme il vécut.

FIN

dimanche 14 septembre 2008

Mon père, ce sculpteur (7)

CELUI QUI MONTRE LA VOIE


- Une oeuvre monumentale s'il en est. La plus haute de toutes, une des plus anciennes et certainement ton symbole, ton oeuvre maîtresse. Tu ne voulus jamais t'en séparer.

- Saint Jean Baptiste le juste, celui que l'on va voir, mais surtout celui que l'on entend. La parole exacte, le verbe haut. Saint Jean Baptiste couvert d'une peau de bête était plus somptueux que l'être le plus riche, ruisselant de pierres précieuses sur des vêtements brodés d'or et d'argent qui cachent la faiblesse humaine.

- Tu ne pouvais pas ignorer ce personnage biblique tant il incarne tout ce que tu aimes chez l'homme.

- L'humilité, la sagesse, mais la colère aussi et la violence du verbe. Il n'était pas de ceux qui cherchent, par plaisir personnel, à assister les autres sans se demander si cela leur sera agréable ou ne les importunera pas. Jean Baptiste aimait chacun et allait à la rencontre de ceux qui s'approchaient de lui, il ne s'occupait pas de ceux qui lui tournaient le dos. Que celui qui a un trop-plein d'altruisme en fasse profiter ceux qui en ont besoin et qu'il laisse les autres en paix.

- Comment as-tu imaginé cette oeuvre?

- Un de ces dimanches endimanchés qui suintait d'ennui. La révélation. J'ai pensé à lui dans toute sa force. Il était le précurseur. " Je suis la voix qui crie dans le désert." Disait-il. Je l'ai voulu, le visage et la forme, à peine humain, comme des apparences choisies par Dieu pour se faire entendre. Et ce doigt pointé vers le bas qui ordonne.

- Le saint absolu!

- La sculpture du saint, quand elle est proposée, chacun la juge selon son aspect, sa forme et les opinions peuvent être partagées, car elles s'attachent à l'oeuvre. Avec le temps tous ceux qui prient le saint représenté vont à la sculpture sans la voir canalisant leur coeur vers ce qu'elle évoque. Ce n'est qu'un point de fixation, une sorte de marche qui permet à leur esprit de s'élever. A la limite, en cet état, un simple morceau de bois pourrait provoquer le même élan et cela éloigne de toute adoration idolâtrique d'un objet matériel.

- On doit se méfier de l'adoration des représentations matérielles?

- Quand l'esprit est fermé, impénétrable que le courant ne passe plus qu'il ne peut plus rien recevoir ni absorber ni emmagasiner, il devient un bloc inerte que rien ne marque qui ne laisse aucune empreinte sur lui sans que cela ne semble vouloir changer. Plus de finesse, ni légèreté, ni subtilité, mais de la matière brute inanimée. Il est pauvre et méprisable. Et pourtant, cet esprit trouve le moyen de proclamer sa vérité comme LA vérité. Foutaises!

- Puisque tu as l'air remonté, dis-moi qu'est-ce qui t'agace ou t'agaçait le plus?

- Une multitude. D'abord le besoin de posséder, d'avoir à soi ce qu'a le voisin au risque de mettre en péril son équilibre de vie. Être avide c'est désirer ce que l'on a pas, être près de ses intérêts c'est veiller à préserver ce que l'on a. ensuite le besoin de dominer, d'obtenir un pouvoir. Mais avant de commander, il faut savoir obéir, car comment apprendre aux autres ce que l'on n'est pas capable de faire soi-même. Quoi encore? Cette recherche frénétique de l'aïeul glorieux ou méritant. Il est possible de se poser une question: ces ancêtres dont tant de gens s'enorgueillissent auraient-ils lieu d'être fier de leurs descendants? Ceci est valable aussi pour les filiations revendiquées quelles soient artistiques, politiques ou autres.

- Je retrouve en ce que tu me dis ta quête de l'humilité, mais ton regard sur ta foi a-t-il évolué, changé?

- On m'a inculqué une croyance, j'en ai tiré des convictions et jamais rien ni personne ne m'en a éloignée. Nos premiers parents déchus du fait de leur faute ont transmis cette faute à leur descendance comme un malade peut transmettre une maladie. Mais de même que la maladie peut connaître des remèdes, cette faute peut-être effacée sous l'effet de la grâce et de la contrition.

- Tu ne vas pas me parler des écrits de la genèse comme des vérités historiques. Ne me dis pas que tu remets en cause la théorie de l'évolution des espèces, Darwin et ses successeurs en ont démontré son évidence.

- La symbolique. Que fais-tu de la symbolique ? Lis ces écrits pour ce qu'ils sont. Expliquer Dieu dans sa puissance et sa gloire. Du néant il a créé le tout. Dieu est esprit donc immatériel, hors de toute mesure comme le temps ou l'espace qui ne s'applique qu'à la matière.
Quand Dieu a-t-il crée le monde ? Il a suffi qu'il ait eu l'idée pour que le monde fût.
Quand a-t-il crée l'homme et comment ? Il l'a pensé et l'homme a été conçu. De la matière, le souffle divin "immatériel" a dégagé ce qui devait devenir l'homme par une transformation progressive qui va durer longtemps avant que les êtres ne fussent en possession de toutes leurs facultés. Il y avait dans la première forme de vie l'idée de l'homme. La genèse explique cela sous une forme condensée pour être comprise, mais il faut se dégager de cette forme pour essayer de comprendre ce qui s'est passé.
Alors, comment concilier cette création collective, son évolution avec le péché originel ? La faute d'un être seul ne peut pas être celle de tous les autres. Dieu met simplement l'homme à l'épreuve de son amour et le juge en conséquence.

- Je ne crois pas au jugement de Dieu, car cela implique une condamnation et je ne pense pas que Dieu condamne.

- Alors à quoi servent les bonnes actions si celui qui les fait ne reçoit rien d'autre que celui qui ne commet que des exactions?

- Il me semble que tu as dit qu'il y a du bon dans le mauvais et du mauvais dans le bon. Ainsi, est fait l'homme, à chacun de trouver le bon équilibre. Je défie quiconque de m'assurer qu'il est fier de tous ses actes dans une journée.

- Je comprends ce que tu veux dire. Comme le marteau forge le fer, le combat forge l'âme et ce combat nous oppose à nous-mêmes.

- Comme Jacob avec l'ange. Nos tourments intérieurs sont bien assez nombreux qu'il nous faut une vie pour les maîtriser.

- Ces tourments qui créent la comédie humaine. Les rôles sont distribués. Il y a les riches, les pauvres et tous ceux qui se situent entre eux. Ceux dont l'aspect attirera, ceux qui n'attireront pas, les doués et ceux qui ne le sont pas: apparemment dissemblables. Dieu commande à tous, d'autres commandent à certains et obéissent à leur tour et il y a ceux qui ne peuvent qu'obéir. Aussi, dès l'instant de la création où chaque être est projeté sur terre sous la forme visible, il vivra et éprouvera tous les sentiments, les passions, les joies, les souffrances que ce rôle comportera. Mais dès qu'ils sortent de scène, les masques tombent et chacun est semblable à tous jugé par le créateur suivant la façon dont il s'est acquitté de sa mission.

- Cà ressemble un peu à la cérémonie des Césars cette vision du jugement dernier. Alors, tout n'est que représentation jusque-là ?

- Qu'est donc l'amour humain? D'où provient-il? Que sont les liens noués sur terre entre les êtres sinon les éléments de leurs rôles. Ainsi, celui qui a créé ces rôles peut les modifier, déplacer des êtres ou les reprendre en les faisant sortir de la scène du monde ou en les rappelant à la vérité de l'éternité, eux qui étaient pris par la fiction de la vie. En sorte que les particularités évanouies restent l'identité d'origine.

- D'où vient notre salut? De notre talent d'interprétation?

- Peut-être, car ceux qui seront reconnus seront ceux qui ont cru en leur rôle et qui ont essayé de le jouer avec le coeur, de toute leur âme. S'ils ne sont pas le souffle, ils sont ceux par qui le souffle passe. Ceux qui portent l'inspiration la font vibrer, sentir. Recréateurs en qui renaît l'oeuvre qu'ils marquent de leur frappe sur laquelle joue leur sensibilité, leur force d'expression. Bénis soient ceux par qui la vérité et la beauté passent!

- Mais ceux dont le rôle est néfaste aux autres, qui ont agi dans le mal, une bonne interprétation du rôle leur ouvrirait les portes de l'éternité?

- Que sait-on de leur rôle véritable? N'étaient-ils pas là pour former le coeur des autres hommes à combattre le mal qu'ils incarnaient si bien.

- Nous étions partis de l'expression qui émanait d'une sculpture de saint.

- Et nous avons fait de la rhétorique.

- Que cela ne soit pas dit de façon péjorative.

- Donnons-nous plus d'importance.

- Après tes oeuvres représentant des personnages, tu as sculpté des oeuvres différentes; des mains, des groupes de mains, des totems surprenants où visages, mains et pieds se succèdent en une colonne sans fin.

- J'avais envie d'expérimenter des formes penchées, évidées, déchiquetées, exsangues. Des formes qui étonnent, inquiètent, troublent la tranquillité, ouvrent des horizons comme la pierre qui fait buter le promeneur sur la route qui le réveille, le redresse, l'ouvre sur les autres et le sauve.

- Était-ce une difficulté supplémentaire?

- Dans une sculpture de tout le corps, c'est l'ensemble qui importe sans que s'impose une partie plus qu'une autre. Par contre quand on ne montre que des mains ou des pieds, ils doivent par eux-mêmes s'exprimer et parler. Ce n'est pas plus simple. J'ajouterai pour tirait un trait sur mes oeuvres que la sculpture se perpétue dans un socle de même nature, aussi divers, au lieu d'aboutir à un socle aux formes parfaites, mais froid et sans vie. J'ai toujours sculpté le socle dans la même pièce de bois que la sculpture qu'il supporte.

- Cette approche de la représentation de l'homme par "élément séparé" a été un virage dans ton oeuvre.

- Il y a la représentation et la création. Celle-ci peut s'éloigner plus ou moins de la réalité ou s'en détacher. Ce qu'elle en prend n'est que pour lui permettre d'exprimer quelque chose du domaine de la pensée grâce à un élément réel en le faisant vivre juste ce qui est nécessaire. Une parcelle détachée de l'ensemble qu'elle presse jusqu'à la faire crier, jusqu'à la faire parler sous la torture. Qui voit une main décharnée aux doigts écartelés ressent une chose que ne produit pas la main normale. Alors, l'oeuvre, matérielle en soi, s'élève; elle gagne le domaine de l'esprit. Rien n'est rien. Tout est quelque chose. Il y a quelque chose en chaque chose.

- Finalement, t'es-tu senti artiste totalement?

- Il y a celui qui crée et celui qui sait. Le premier ne possédant rien est léger comme un souffle. L'autre sent sa charge. L'un ne calcule rien, l'autre prépare son avance. Les pas de l'un précèdent sa pensée, les pensées de l'autre conduisent ses pas. J'ai été parfois l'un parfois l'autre, mais la foi en l'un comme en l'autre m'a toujours guidé.

- L'artiste et l'érudit.

- On dirait le titre d'une fable. Tu sais avec le temps, les années s'amoncelant et la maladie me rongeant, ma mémoire devenait un tonneau sans fond, ce que j'y mettais s'y perdait. De tout ce que j'ai appris, amassé par couches successives, je te laisse à penser ce que l'éponge du temps a pu en laisser.

- Tu as vécu une vie longue et parfois ardue. Je me souviens que tu n'avais pas la sensation d'être vieux. Quand tu voyais de la fenêtre de ton salon les personnes du troisième âge se réunissant sur la place du village pour une excursion en bus et qu'on te faisait remarquer que tu pourrais y participer, tu répondais: " Moi, avec ces vieux!" Alors que la plupart étaient bien plus jeunes que toi.

- L'âge n'est pas la vieillesse. L'âge exprime le temps, la vieillesse est la constatation d'un état. On peut être vieux sans être âgé et être âgé sans être vieux. L'esprit peut garder toute sa vigueur dans un corps épuisé et être endormi dans un corps apparemment sain.

- Ton corps était-il épuisé finalement?

- Il vient l'heure où l'exercice ne fortifie plus le corps, mais l'épuise comme un citron trop pressé, desséché. Descente apparente, le corps se dégrade, l'esprit se voile, l'horizon se rapproche réduisant l'univers de plus en plus à ce qui l'entoure qui peut-être palpé par des mains hésitantes et livré à des pas incertains.

- Tu te sentais appelé?

- Ce n'est pas facile à expliquer ce que l'on ressent à ce moment-là. Si les forces décroissent, si le regard tombe, si l'esprit semble s'éteindre, il s'élève, s'épure inconsciemment. Ce qui paraît chute, délabrement est dégagement de l'apparence, de la fiction terrestre et montée vers l'infini.

- Ainsi, tout se clôt.

- La représentation se termine, le costume rangé, le masque tombé, il ne reste plus qu'à marcher vers l'éternité et ne rien en dévoiler.

lundi 8 septembre 2008

mon père, ce sculpteur (6)

ON N'ENCHAINE PAS L'ESPRIT

- Quand je parle d'esprit, il me vient deux façons de l'aborder. L'esprit qui porte vers la spiritualité et l'esprit, siège des pensées.


- Plus l'esprit s'élève, plus il échappe aux regards de la foule pour ne plus atteindre que de moins en moins de monde.

- Tu étais, sans cesse, commandé par ces deux énergies. Des pensées, tu en avais à tout instant, ce qui te rendait absent des conversations familiales. Les repas à la maison étaient très souvent silencieux. Toi, dans tes pensées, mon grand-père, un petit peu sourd qui restait en dehors des conversations, ma grand-mère qui ne parlait pas, et qui la pauvre, avait perdu depuis quelque temps la notion du temps et l'identité des visages qui l'entouraient. Seule, maman réagissait aux propos que tenaient ma soeur et mon frère auxquels je participais avec la candeur et la certitude du dernier de la famille.
Quant à l'esprit et la spiritualité, j'en ai déjà parlé, mais il me semble impossible de ne pas y revenir régulièrement tant, durant toute ta vie, tu as agi en fonction de ce principe. Les écrivains dits "catholiques" avaient leur place dans ton panthéon personnel. Ainsi, dans les rayons de la bibliothèque se côtoyaient: Claudel, Mauriac et Gide. Bernanos dont tu étais loin de partager toutes les idées et même Ernest Renan dont "l'histoire de Jésus" avait pourtant enflammé les milieux religieux lors de sa parution.

- Lorsque la critique est faite avec talent, je l'accepte bien volontiers dès qu'elle est débarrassée de la mauvaise foi ou de la polémique qui est bien trop souvent l'habit dont elle est revêtue. Ces bas instincts comme celui de possession par exemple engendrent trop de maux, séparent les uns des autres, créent les différences d'où procèdent les oppositions.

- " On n'enchaîne pas l'esprit". Qu'en était-il du tien? Cet enchaînement que tu représentas dans une de tes oeuvres, était-il ton propre enchaînement à une philosophie chrétienne dont tu aurais voulu te détacher parfois? Ou te sentais-tu totalement libre de pensée et voulait ainsi exprimer ta liberté d'artiste et d'homme?

- Je ne me suis jamais senti enchaîner à une philosophie quelle soit chrétienne ou autre. Libre de pensée ? J'aurais aimé être celui qui passe sans être vu. Celui qui n'a rien et qui ne souhaite rien. Sans force physique, libre, ne dépendant de personne, ne s'attachant à personne, évitant tout lien insaisissable fort de sa faiblesse et pourtant existant.

- Un ermite en quelque sorte.

- Quelle qualité de coeur faut-il avoir pour l'être vraiment! Et quelle rébellion intérieure doit-on porter!

- Il est certain qu'il n'y avait en toi aucune rébellion exprimée. Ce sentiment ne faisait pas partie de ton éducation. Pourtant, choisir à un moment donné de s'exprimer artistiquement ne fut certainement pas sans inquiétude autour de toi. Quoique! puisque tes oeuvres étaient d'inspiration religieuse et que tu gardais une orientation professionnelle "correcte", ON pouvait te pardonner cet écart de conduite.

- Celui qui s'élève par son travail ou qui accomplit quelques actions d'éclat peut voir son mérite récompensé, mais l'artiste qui a exprimé ce qui lui est venu à l'esprit n'a été qu'un moyen au service de l'inspiration. Va-t-on récompenser le fil par où le courant passe? Ce ne fut pas si simple de faire accepter ma décision.

- Avec le temps, quand tu fus reconnu comme un artiste talentueux et que tu acquis une certaine notoriété, ON se montra à tes côtés. Je caricature un peu, mais j'ai expérimenté par moi-même, plus tard, l'état d'esprit de certains membres de notre famille, lorsque je décidai de suivre les cours d'une école de cinéma. Leur mépris pour ce genre d'activités qu'ils n'étaient pas loin de considérer comme oeuvre du diable n'était même pas masqué. De plus, je n'avais pas de quelconque cursus universitaire ce qui rendait mon choix encore plus irresponsable. Donc, si tu n'étais pas un rebelle, tu as agi tout de même en "original".

- Ils avaient peur de me voir très vite comme ces génies maudits; cassé, rigide, laminé, la peau jaune craquelée ou bien velu, ventru, la face épaisse, la trogne enluminée sentant la vinasse.

- Tu rigoles, là? Qui aurait pu tirer un tel portrait de toi ?

- Jusqu'au jour où le temps estompe tout cela, irradie l'esprit, fait dépasser le réel, l'élève à la mesure de sa démesure, au-delà de l'humain. Ne plus se voir tel qu'en soi même, mais s'imaginer autrement que l'on était, embelli au fur et à mesure par l'imagination, délesté en quelque sorte de la matière dont la vue faisait reculer. N'être plus que poésie solidifiée sur la voie de la légende.

- Il faut dire que notre famille avait des principes bien enracinés auxquels elle adhérait ce qui ne l'empêchait pas de posséder des qualités et des valeurs dans lesquelles je me reconnais sans réserve. Je dis cela pour expliquer dans quel contexte tu as évolué et quels efforts tu dus accomplir pour faire accepter cette expression de la sensibilité par les tiens. En parlant des tiens, je parle de ta propre lignée, puisque, je l'ai déjà raconté, ton beau-père fut plutôt un soutien dans ton choix.

- Ton grand-père savait donner même s'il râlait souvent. Donner est un acte gratuit sans contrepartie, mais il peut être divers. Il y a celui qui donne ce dont il n'a que faire, ce qui l'embarrasse, alors c'est lui l'obligé puisqu'il est libéré de ce qui le gêne par celui qui reçoit. Il y a celui qui donne sans se prier, poussé par quelques sentiments plus ou moins généreux même s'il veut faire plaisir. N'y a-t-il pas déjà là une récompense dans le plaisir tiré de celui qu'il procure? Mais celui qui se prive pour donner un morceau de pain à celui qui a plus faim que lui est un pur, plus pur encore que celui qui donne à un autre qu'il n'aime pas qui l'a blessé et qui s'impose ce service par devoir.

- Que dois-je en conclure?

- Que ton grand-père ne s'est privé de rien en m'aidant, mais que je crois malgré tout qu'il était un pur. Et qu'il faut se méfier des formules toutes faites, elles n'existent que pour nourrir notre orgueil même si elles portent en elles tout l'humanisme possible.

- Tu as eu cette phrase tout à l'heure, mais tu l'avais écrite en parlant de cette oeuvre qui montre un personnage prisonnier par des liens: "L'esprit plus fort que la souffrance qui peut-être le feu d'où jaillira la flamme."
Voilà exprimer une pensée qui pourrait presque définir ton cheminement.

- Tu ne parles de moi que sous ces termes de souffrance ou de douleur, mais ma vie n'a pas été que çà.

- Malgré tout, tu as connu la souffrance, tu as grandi avec elle. Et je pense que tu t'en protégeas en ouvrant ton esprit à la connaissance.

- La connaissance qui me permettait de m'isoler et de savourer ces instants de solitude. Cela me fait penser à cette histoire sur l'instinct grégaire.
Tous les hommes se précipitent pour aller brouter au même endroit en sorte que l'herbe se faisant rare, par suite de l'affluence, il naît une lutte sans merci entre les parties prenantes. Celui qui n'aime pas la cohue, la promiscuité, l'obligation de parler, de supporter les injures ou d'en donner à son tour, se tient loin du courant du monde et va par d'autres chemins.
Puisqu'il ne peut rien faire comme les autres, ignorant leurs horaires, leurs travaux et leurs jeux, toutes choses qui lui sont refusées, sans regarder il prend son parti d'aller à sa guise autour de lui. Est-il responsable de son isolement? S'il y est pour quelque chose, il ne s'en rend même pas compte. Il est le premier à souffrir de ne pas être compris, lui qui voudrait communiquer et qui ne sait pas faire passer le courant. Fil inutile... alors ne pouvant faire autrement, il se promène avec soi-même.

- Je connais ce texte, il est de toi et te découvre un peu plus.

- Tu connais mon oeuvre littéraire par coeur (s'amuse-t-il)

- Il n'y avait pas un instant de loisirs qui ne soit occupé à agrandir ta culture. Par le biais de la lecture, ta bibliothèque était bien fournie, par le biais de visites de lieux ou de monuments et par le biais de rencontres avec d'autres artistes ou intellectuels proches de ce milieu avec lesquels tu débattais du monde et au-delà.

- Et maintenant je débats de l'au-delà sur le monde.

lundi 1 septembre 2008

Mon père, ce sculpteur(5)

LA DOULEUR DE LA MERE

- Décidément, tu te complais dans le drame.


- Je ne fais que reprendre le titre que tu avais donné à l'une de tes premières sculptures; la descente de croix. Cette oeuvre date de 1960. Incroyable talent. Tu réalisas, dès cette époque, une pièce maîtresse de ta collection.

- Appelons çà, la chance du débutant.

- Il n'est pas question de chance, c'est du talent. Le don qui s'offrait à la lumière.

- Je te l'ai déjà dit; l'oeuvre n'est pas voulue, mais trouvée. J'avais rencontré, en la circonstance, l'inspiration qui se concrétisa en cette scène dramatique.

- Un disciple douloureux soutient entre ses bras, Jésus, le visage encore marqué par la douleur de son supplice et face à eux, bien droite, le visage digne, Marie, la mère, dans son chagrin tout intérieur. Oeuvre magistrale et dramatique, on sentirait, à travers le bois, le coeur de cette mère qui bat trop vite pour ce fils sacrifié à qui elle essaierait, par son simple regard, de redonner vie.

- Parce que je l'ai imaginée comme mère et non comme mère de Dieu. Et la mère espère encore en la vie de son fils.

- Comment ignorer, bien sûr, en regardant cette sculpture, la douleur de ta propre mère face à la mort de sa fille Geneviève que chacun appelait Ginette.

- Tu sais, très sincèrement, je n'ai jamais pensé à cette relation lorsque j'oeuvrais à cette sculpture, ni même une fois terminé.

- Pourtant, ce drame familial plombera tant ton coeur ainsi que celui de tes parents que je reste persuadé que la tristesse apparente de tes oeuvres ne peut avoir d'autres origines que celle-là.

- Tu sais ce que je pense sur la soi-disant tristesse de mes sculptures.

- Certes, mais laisse-moi croire que la douleur s'installa plus dans ce qui suivit la mort de Ginette que dans sa mort en elle-même.

- Qu'est-ce qui te fait dire çà ?

- Déjà enfant timide s'exprimant peu, ce sont tes cousines germaines qui me le confièrent, tu fus désemparé devant la disparition de cette soeur aînée drôle et enthousiaste qui te laissait seul face à toi-même et à tes peurs dans une atmosphère lourde et pesante qu'installât peu à peu ma grand-mère.

- Nous touchons l'intime. Je sais que tu es mon fils et que notre conversation pourrait devenir une "confession d'outre-tombe " mais, laisse-moi mes battements de coeur et parlons art et sculpture, s'il te plait.

- Il n'y a pas d'oeuvre innocente, de créativité du hasard. Tout se suggère, toujours. Pourquoi l'inspiration de l'artiste est-elle ainsi et pas autrement ? Pourquoi as-tu été inspiré par Le Gréco ? Pourquoi as-tu choisi la sculpture plutôt que la peinture? En as-tu eu le choix? Quelle force intérieure t'a guidé sur cette voie? Tant de questions qui entourent la créativité, l'inspiration. Saura-t-on jamais par quelles connexions tout cela ne se met en place?

- L'espérance! que fais-tu de l'espérance? C'est elle qui alimente la foi. Devant les mystères, l'homme dit qu'il ne croit qu'à ce qu'il comprend. Pourtant, s'il est malade, il accepte le diagnostic rendu par le médecin ainsi que le traitement sans chercher à comprendre.

- Excuse-moi d'insister, mais tu ne pouvais pas exprimer ton art sans exprimer ta tristesse intérieure. Tu devais le faire pour survivre, pour échapper aux fantômes qui te poursuivaient depuis ce mois de décembre 1925. Tu aurais pu en être malade gravement ou en mourir. L'art t'a sauvé, t'a prolongé et l'amour de maman a fait le reste.

- Elle fut vraiment la chance de ma vie. Non seulement notre rencontre fut inespérée, mais l'amour qui en suivit ne prit jamais une ride. Ta mère fut jusqu'à mon dernier jour mes béquilles indispensables.

- Ce chemin que vous avez tracé et partagé pendant plus de cinquante ans était votre chemin. Votre rencontre fut peut-être provoquée, mais l'amour qui en est né a trouvé sa force dans l'envie de ces deux coeurs d'exister pour eux, loin des souffrances du passé, comme si enfin, grâce à ma mère, tu allais naître une nouvelle fois, vierge des troubles intérieurs qui te minaient peu à peu. Ton don pouvait alors peu à peu s'exprimer sans honte ni peur. Un cadeau de la destinée pour illuminer la deuxième partie de ta vie.

- L'amour est incompréhensible. Il te prend par la main et t'entraîne où il veut. Tu n'as qu'à l'accepter ou l'oublier. Je l'ai accepté avec ses instants de bonheur et ses contraintes aussi. La fidélité ne s'achète pas, mais se mérite. L'amour, c'est le visible qui suggère l'invisible. Barreaux de l'échelle qui permettent à l'esprit de monter sans s'attacher à ce qu'il voit vers ce qu'il ne voit pas et à quoi il tend.

- Il est donc normal que l'une de tes premières sculptures fasse référence à la douleur de la mère, comme pour définitivement t'en débarrasser et l'exposer ainsi aux yeux de tous. Même si le message ne pouvait être perçu que par ceux qui connaissaient ton histoire, tu avais osé lier la douleur originelle, la souffrance physique d'un fils mêlé à la souffrance morale de la mère, à une douleur simple d'une mère parmi tant d'autres, privée de sa fille. Tu mêlais ta vie à ta foi chrétienne pour dire combien cela fut étouffant, mais que de la plus terrible épreuve naissait l'espérance.

- Ah tu vois! l'espérance. Qu'est ce que je disais?

- L'éternité de l'âme ou le chemin qui se prolonge au-delà de notre vue.

- L'esprit rend tout immense.

- Je n'allais jamais te voir travailler. Aurais-tu aimé çà ? Je pense que tu préférais rester seul dans ton atelier, sans témoin, sans distraction. Le travail du bois demande tellement de concentration et d'application que je t'imagine bien me rabrouer devant mon indiscrétion.

- Que dirais-tu si on venait te parler ou regarder par-dessus ton épaule pendant que tu écris?

- Tu connais ma réponse. C'est notre jardin secret et nous entrouvrons la porte qu'avec parcimonie.

- Au mieux.

- Tu avais une sorte de rituel dans ton approche de l'art. Toujours le même maillet et les ciseaux à bois, aiguisés à la roue à eau. Rien de moderne, pas d'appareils électriques, de mini rabot ou autre ustensile plus récent. Non, seulement les instruments éternels du sculpteur. Tu travaillais comme ces prédécesseurs des temps jadis, à la force du poignet.

- À quoi m'auraient servi ces appareils modernes? Le ressenti de la matière était mon seul guide. Le maillet, le ciseau à bois résonnaient dans ma main et se propageaient dans chaque cellule de mon corps, c'est ainsi que venait l'oeuvre. Cela n'aurait pu être avec ces instruments bruyants et déshumanisés.

- Si je comprends bien tu voulais sentir sous tes coups le bois qui cède ou résiste, orienter ton ciseau de façon à ce que le coup suivant aboutisse à ce que tu recherchais, vivre ton art comme un apprenti du moyen âge ou des temps plus anciens, jouir pleinement du travail fini quand l'oeuvre se donnait à toi dans toute sa beauté après tant d'heures de travail.

- Tu as compris.

- Je me souviens qu'il t'arrivait de démarrer une sculpture, puis de l'abandonner quelque temps, en commencer une autre, revenir à la première, ainsi de suite au gré des caprices de ton inspiration.

- La sculpture n'est pas un meuble, c'est ou tente d'être de la pensée solidifiée. Et le propre de la pensée est de venir, de s'égarer et de réapparaître ou de se perdre à jamais.

- Cela me fait me souvenir d'une statue inachevée et abandonnée sous ton établi. Elle représentait un visage d'enfant, les bras tendus devant lui vers je ne sais quel secours. Un jour, en mal d'inspiration photographique, je pris cette statue et la posant au sol la prit en photo. Sa position particulière donnait l'impression que cet enfant sortait de la terre. Saisissant. Tu vis mes photos et ne disant rien tu finis la statue, le vernis et l'installa avec les autres dans la maison. Depuis elle, orne la chambre de mon fils.

- L'oeuvre d'art est communication. Sous cet angle, sa qualité dépend donc de son aptitude à la réaliser. Quand cette oeuvre est terminée c'est-à-dire lorsque l'auteur n'a plus rien à lui dire, à lui faire dire, elle est livrée au public. À partir de ce moment, elle devient indépendante séparée de son "père" qui n'est plus qu'un spectateur comme les autres bien qu'elle ne cesse cependant de porter son empreinte. Alors pourra se nouer des échanges entre celui qui regarde et l'objet regardé et s'instaurera un dialogue, se créer des contacts d'esprit à esprit auxquels l'auteur n'a jamais pensé, car la contemplation pourra provoquer autant de réactions que peut-être différent l'univers particulier de chacun. De cette réalisation dépendra la vie de l'oeuvre selon l'importance et l'exclusivité des échanges par la magie de son langage. Mais aussi l'appel de l'oeuvre pourra ne pas être entendu, aucun contact ne passera, elle n'éveillera pas d'écho, elle ne sera pas sentie. Il y a des cris qui ne sont pas entendus parce que le vent est contraire ou qu'il retentit dans le désert des esprits ou encore que ces esprits sont absorbés par des soucis ou des peurs qui les rendent sourds. Toi, tu l'as entendue, cette oeuvre, bien mieux que moi et tu me l'as fait aimer telle qu'elle était. Ainsi va la magie des rencontres artistiques bien plus mystérieuses que les rencontres sentimentales.

- Lorsque tu ne sculptais pas, tu pensais sculpture. Assis dans un fauteuil, un bout de crayon mille fois aiguisé à la main, un bout de papier, tu dessinais. Tu faisais des croquis de sculptures futures. Tu avais dans ta tête l'oeuvre terminée, tu la reproduisais d'un trait assuré. Il ne te restait plus qu'à trouver le bois qui correspondait à ton idée.

- Ce qui n'était pas une mince affaire. Le bois idéal pour la sculpture se faisait toujours plus rare.

- Je pense, malgré tout, que ton métier d'expert agricole devait t'aider à trouver la matière première à un prix abordable.

- C'était un avantage, c'est certain.

- Le bois avait et garde toujours, et de plus en plus, une valeur marchande. Tu trouvais donc de vieilles poutres dont personne ne voulait. Tu aurais plus de mal de nos jours où tout ce qui est vieux est cher tant la vente de "l'authentique" est un business très lucratif. Tu les emportais dans ta voiture, une vieille 203 ou plus tard une Diane et aussitôt arrivé à la maison, tu te mettais au travail, traçais les contours à la craie et attaquais le bois, impatient de sentir comment il allait réagir. Je t'imagine au volant de ta voiture, tourner et retourner cette pièce de bois dans ta tête cherchant par où l'aborder et vers quelle oeuvre elle te mènerait.

- Je choisissais ces pièces de bois avec une grande minutie. Je savais ce que je voulais y faire naître encore fallait-il que la matière le veuille aussi. Le bois devait être, une fois travaillé, l'interprète de mes émotions peut-être pour m'en débarrasser.

- Alors, exorciser la douleur de la mère? Pas certain. Toute ton oeuvre restera empreinte de cette déchirure. Pas un personnage qui sourit ou qui redresse la tête. Pas une main qui se tend sans implorer. Tu étais à jamais marqué par la tristesse, mais au moins tu la faisais partager à tous et cela t'aidait à la dépasser.

- Il n'y avait pas que cette impression de recueillement, je voulais aussi exposer toute une gamme de sentiments parfois contradictoires.

- Ce "recueillement" comme tu l'appelles était doublé d'une pudeur, voire d'une pudibonderie à toute épreuve.

- Vers quel chemin veux-tu m'entraîner?

- Tu suivais à la lettre les avis des saintes Écritures. La sexualité était un sujet tabou. Même tout ce qui pouvait s'approcher du désir était prohibé. S'il y avait un film qui passait à la télévision, tu regardais dans le Télé 7 jours, la côte catholique. Si elle n'indiquait pas "pour tous", pas de film. Un baiser sur l'écran, la télé s'éteignait. Une femme quelque peu dénudée dans un journal, la page disparaissait. Tu avais été élevé comme çà, tu n'allais pas agir autrement. Tu ne pouvais pas imaginer, par exemple, que l'on puisse avoir des relations sexuelles avant le mariage. Là par contre, cette conviction fut mise à rude épreuve par la libération des moeurs dont mon frère fut le représentant dans la maison.

- Ce n'était pas de la pudibonderie, seulement l'expression concrète d'un amour qui ne se donne qu'une fois sous toutes ses formes. Et qui mérite bien pour cela un engagement solennel.

- Cela étant, tu n'étais pas le seul à réagir ainsi. Mes grands-parents paternels, déjà âgés n'avaient plus d'opinion sur le sujet, ils l'ignoraient. Par contre, mon grand-père maternel, le propriétaire de la maison d'Ustaritz, "Aïta", ne rigolait pas non plus avec les bonnes moeurs. Et lui par sa stature et sa voix ne me donnait pas envie de le contredire en quoi que ce soit. Car ayant hérité de ta part une timidité extrême, ce grand-père, fort en gueule me bousculait régulièrement pour me faire réagir et faire de moi un "homme" à sa façon. Sa méthode ne me fut guère d'un grand secours.

- Si tu mets une étiquette prestigieuse sur une bouteille pleine d'un vin ordinaire, celui-ci ne sera pas pour autant changé et le grand vin, privé de son étiquette ne perd pas pour cela de sa qualité. Ton grand-père abusait de sa stature imposante, mais il était seulement maladroit dans sa tendresse.

- À propos de tendresse et puisque tout à l'heure nous parlions d'élan amoureux, nous ne savons rien de ta vie sentimentale avant de rencontrer maman.

- Peut-être qu'il n'y a rien à en dire.

- En feuilletant de vieux albums photo, on peut te voir sur certaines d'entre elles, assis auprès d'une jeune fille souriante que je n'ai pu identifier. Il se peut que ce fût l'une de tes cousines germaines ou de parenté plus lointaine, mais peut-être, était-elle la fille de connaissances de mes grands-parents ou une amie d'une de tes cousines? Elle était ravissante et toi, impeccable, dans un costume clair, à ses côtés, immobile.

- S'exprimer par un geste ou par l'immobilité, le geste peut parler, l'immobilité aussi qui conduit à la solitude même dans les groupes, même dans un couple, chacun reste replié sur soi. Qui ne voit rien autour de soi est seul.

- Tu veux dire que ces photos n'ont rien à dire d'autres que ce qu'elle montre; deux jeunes gens côte à côte et qui ne s'en diront pas plus?

- Interprète cela comme tu veux.

- Les photos datent de 1932, tu avais vingt-quatre ans. Ne me raconte pas d'histoire, elle pouvait être un de tes premiers élans de coeur? Une lumière dans l'obscurité de ta vie? ...Tu ne réponds rien? Donc je ne le saurai jamais. Mais il me plait de croire que tu ais pu recevoir de la tendresse ou plus de la part d'une jeune fille de ton âge à la beauté éclatante, illuminant à jamais quelques photos en noir et blanc.

- Un souhait très romantique. N'oublie pas que l'amour ne se donne qu'une fois.

- Comment peux-tu être sûr que cet élan que tu éprouves pour cette jeune femme n'est pas la genèse de ton histoire d'amour?

- Encore faut-il qu'il y ait eu élan.

- Bien sûr. J'insiste sur cette tranche de vie et cette réserve qui t'habitait. D'abord, parce que sur les photos de l'époque, tu as ce regard lointain, ensuite parce que mes tantes, tes cousines germaines, m'en ont parlé et cette souffrance, ce sont elles qui me l'ont décrite et expliquée.

- Elles n'en connaissaient que l'aspect extérieur et ce qu'elles prenaient pour de la souffrance pouvait être toute autre chose.

- Il est évident que les jours se succédant, la douleur de la mère prit un aspect différent, moins affiché, plus intériorisé. Quand une personne refuse le deuil d'un être cher, rien ne pourra lui rendre l'envie de vivre dans la légèreté. Alors, j'imagine que ma tante Ginette disparut peu à peu des conversations de la maison et que son absence fut acceptée enfin, mais cela ne redonna pas de couleurs aux habits de ma grand-mère ni de la joie dans sa voix. Le coeur restait lourd à jamais même si elle feignait d'avoir dépassé cela. Sur ces photos prises dix ans après la mort de sa fille, son sourire restait timide. Mon grand-père, lui, gardait le visage fermé, peu expressif et je suis frappé par la ressemblance entre le visage de cet homme touché en son coeur par la perte de son unique fille et celui de tes statues. Tu avais représenté la douleur de ta mère dans l'attitude et la tristesse de ton père par le physique.

- À ton âge, on monte... Au leur on descend.

- Et encore, en observant de plus près chacune de tes oeuvres, j'ai l'impression que les visages masculins sont empreints de tristesse, alors que les visages féminins sont plus sereins, plus paisibles comme protégés de sentiments trop négatifs.
Je voudrais rapprocher de " la douleur de la mère", une autre de tes oeuvres que tu as intitulé "l'amour inquiet". Cette sculpture est une maternité où l'on voit deux enfants aux pieds de leur mère. L'un regarde dans une direction alors que l'autre tend les bras vers sa mère qui fuit son regard et scrute l'horizon, le visage inquiet. Encore une fois une ambiance étrange entoure cette oeuvre. La mère ne se préoccupe pas de cet enfant qui l'implore, mais semble chercher au loin une réponse à son inquiétude. L'autre enfant, lui plus petit, ne s'intéresse ni à son frère ou sa soeur, ni à sa mère comme si la dramaturgie qui s'installe ne le concerne pas. Pourtant, la mère, de ses deux mains démesurées, protège chacun de ses enfants.
Cette oeuvre me semble aussi exprimer une douleur. Plus que l'inquiétude d'une mère, il y a dans cette sculpture la préface d'un drame comme l'humanité a parsemé son histoire. Je pense à l'abandon. Un abandon forcé par des circonstances exceptionnelles. L'abandon, de leurs enfants, par ces mères qui savaient qu'elles allaient mourir et qui voulaient, par ce geste, leur donner une chance de survivre.
Tu n'as pas subi la déportation, ni aucun membre de notre famille, ce n'est pas là qu'il faut chercher l'origine de cette oeuvre. Il s'agit d'un autre abandon, plus masqué. Celui d'un amour qui est, mais qui ne se dit plus. Après la mort de ta soeur, tu as pu ressentir cela de la part de tes parents. Et plus spécialement de la part de ton propre père. Je suis persuadé que mon grand-père, homme réservé, n'a rien fait pour t'aimer à coeur et mots ouverts. La plaie, comme je l'ai déjà dit, ne pouvait pas se refermer. On cohabitait sans plus rien se promettre. Ta mère, elle, a dû t'accompagner quelque temps avant de te laisser te débrouiller dans le monde adulte. Y étais-tu vraiment préparé? Je n'en suis pas certain.

-Un artiste en s'exposant dans tous les sens du terme se met à nu, mais garde malgré tout une part de mystère. Car si ses émotions sont là et éclatent dans ses créations, qu'en est-il de l'esprit qui les a laissées s'exprimer?

vendredi 29 août 2008

MON PERE CE SCULPTEUR (4)

LE GRECO ET LES AUTRES


- Cela tombe bien, je voulais parler de tes sources artistiques. Sources dont tu essayas de me rapprocher, l'air de rien, au détour d'une peinture ou d'un livre d'art négligemment oublié sur la table du salon.

Le 5 août 1961, le groupe du grenier d'Ustaritz exposait dans sa grange-galerie de Contourloenea. Les journalistes relatèrent comme à chaque fois le vernissage et les oeuvres présentées. Le représentant de Basque éclair, Étienne Salaberry, titra son article: Guy Laurendeau de Juniac : Un Gréco du burin.

Je pense qu'à la lecture de ce titre tu as dû sentir ton coeur s'accélérer.

- La filiation était hardie et inespérée.

- Domenico Theotokopoulos dit Le Gréco, était un peintre crétois du XVIe et XVIIe qui s'exila en Espagne, du côté de Tolède. Tu as toujours revendiqué cette filiation avec ce maître de la lumière aux personnages torturés. Si l'on regarde par exemple le saint Paul peint par l'artiste, on y retrouve ce même visage anguleux, cette barbichette pointue et ce regard absent qui caractérisent tes oeuvres. Tu as été inspiré par ce peintre et cela toute ta vie.

- Je m'imprégnais de ses oeuvres. Ce n'était pas des tableaux que je regardais, c'était un semis de pensées. Dans la fécondation il y a la part de celui qui apporte l'élément de vie et la part de celui qui le reçoit qui le nourrit en lui-même. Si, en regardant l'oeuvre, l'esprit est frappé, il naît en lui une pensée, des images en rêve... Tout un monde qui lui reste personnel, qu'aucun autre ne concevra peut-être puisque chacun donne naissance à son propre enfant et que de la même semence peut éclore les oeuvres les plus différentes, les plus incomparables, diverses jusque dans la ressemblance. Le danger aurait été de me croire lui. Je n'ai jamais cherché à être celui que je n'étais pas, je me suis appliqué à rester celui que j'étais tel que Dieu me fit.

- Si tu avais été peintre, aurais-tu recherché cette filiation de façon encore plus proche?

- Non, comme je viens de te le dire, l'artiste doit être soi et non pas les autres. J'aurais travaillé ma propre approche sur les couleurs et la lumière, tellement présente, vivante, dans les peintures du Gréco.

- En choisissant une autre matière pour t'exprimer, tu t'es éloigné de ce parrainage, tu t'es débarrassé d'une possible imitation du peintre crétois, tout en reconnaissant l'influence du maître de Tolède, en sculptant ces visages émaciés.

- Le Gréco était aussi un artiste d'inspiration catholique qui fut le peintre de la contre-réforme en Espagne. Ses mécènes étaient surtout des hommes d'église qui recherchaient des artistes capables de célébrer la gloire du Christ et celle des saints avec le plus de réalisme possible.

- Voila quelque chose que tu aurais aimé; glorifier les saints.

- Il s'agissait avant tout d'un engagement. Choisir un camp dans un combat absurde pour des eaux communes. La loi du plus grand nombre est-elle la loi juste? J'aurai aimé représenter les saints, mais comme le pont reliant les deux rives qui s'abreuvent au même fleuve qui se jette lui-même dans un seul et unique océan. Seule la gloire de Dieu est le but, peu importe le courant qui y mène.

- À ta façon, tu as toujours combattu l'intolérance en ne fermant ton écoute à aucun.

- Prétendre que les êtres qui appartiennent à tel groupe de pensées sont supérieurs à d'autres n'a pas de sens. Ils sont seulement différents. Cela n'empêche pas les rapprochements, bien au contraire, ce sont eux qui enrichissent l'homme quel qui soit. Mais manger la même soupe n'impose pas de manger dans la même assiette.

- En ces siècles, les temps étaient instables et les guerres ne manquaient pas.

- Au sein même de la chrétienté. On se tuait entre chrétiens pour des alliances, des richesses. La papauté n'étant pas la dernière. Nous étions dans les temps obscurs de la religion. L'inquisition proscrite en France depuis 1560 régnait en Espagne avec la cruauté que donne la conviction d'être dans le juste chemin.

- Le Gréco signera, durant cette période malheureuse, quelques toiles magistrales représentant des épisodes des évangiles tel que "la Vierge à l'enfant" - "Saint Martin et le Mendiant" - "Le Christ chassant les marchands du temple" ou un saisissant "Saint-Jérôme ".

- J'aime à penser que ces représentations torturées exprimaient son dégoût des bassesses des puissants. Les thèmes des tableaux que tu viens de citer n'étaient certainement pas innocents. "Saint Martin et le mendiant" ou "le Christ chassant les marchands du temple" sont lourds de symboles en cette période où le profit et le matériel laissaient peu de place dans le coeur des puissants à la méditation et la prière. L'homme n'est jamais aussi misérable lorsqu'il trahit la pensée d'amour originelle d'une quelconque religion ou idéologie en semant destruction et mort.

- J'imagine bien l'effet qu'ont dû produire les oeuvres du peintre crétois sur toi qui avais souffert, qui connaissais la douleur intérieure et qui, pour la première fois, pouvais l'apercevoir, la reconnaître sur des toiles lumineuses d'un génie du XVIe siècle.

- Je ne sais plus quand et comment la rencontre s'est faite, mais je compris très vite que j'avais trouvé ce que je cherchais, mon lien avec la communauté des hommes; l'art allait m'aider à m'y installer.

- Tout d'un coup, tu savais qu'on pouvait extérioriser ses peines et les transmettre aux autres pour qu'ils les reconnaissent leurs.

- C'était un peu çà.

- À partir de là, le don qui dormait profondément au fond de ton coeur, s'éveilla et fit tout pour te pousser à oser exorciser tes frustrations de l'adolescence.

- Ce ne fut pas si simple et si rapide. Il me fallut encore beaucoup d'années avant d'aboutir à ce que tu dis. À supposer que j'avais besoin d'exorciser d'éventuelles frustrations de l'adolescence.

- Pour anecdote, je m'amuse à penser que tu fus subjugué par un artiste crétois comme je le fus à mon tour par un autre artiste crétois, celui-ci écrivain; Nikos Kazantzaki, un tourmenté de la foi, lui aussi.

- En cela, nous ne sommes peut-être pas si éloignés l'un de l'autre.

- La gloire de mon père ne fut pas d'abattre deux perdrix comme l'a si magnifiquement raconté Marcel Pagnol. Non, ta gloire est d'avoir osé exprimer ton don et l'exposer à la critique de tous. Bien sûr ta reconnaissance artistique est restée régionale, mais ce n'est pas l'étendue géographique d'une renommée qui lui donne une valeur quelconque. Si tu avais pu exposer en d'autres endroits du monde, tu aurais reçu ta part de félicitations de la même façon. Tu étais un sculpteur d'un coin de France, mais ton oeuvre était et reste universelle.

- L'oeuvre, si elle subit les atteintes du temps comme un visage, elle en est que plus vivante. Cela dit, rappelle-toi l'exposition de Nice, ce ne fut pas un triomphe.

- Tu exposais dans un hall d'aéroport. As-tu déjà vu un lieu aussi mal approprié à la contemplation d'oeuvres d'art?

- Il y avait beaucoup de passage.

- Du passage, tu l'as dit. Les gens ne faisaient que passer en transit entre deux destinations ou pressés de rejoindre la porte qui se trouvait dans le prolongement de l'exposition. Souviens-toi, l'espace qui t'avait été réservé se trouvait à l'étage sur une sorte de mezzanine qui était le passage obligé vers les toilettes. Tu imagines bien que les passants n'allaient pas s'attarder dans un sens comme dans l'autre. Ils n'étaient pas des chalands, mais des "pas pressés", très pressés.

- Ceux qui passent sans voir insensibles ou absorbés... Quelle force pèse sur eux, les étouffe?

- Tu as tout de même, vendu une oeuvre à un collectionneur parisien.

- Qui l'a marchandée comme un vulgaire objet. Chose humble qui n'a d'autre valeur que son utilité pour celui qui s'en sert.

- Nous en revenons au pouvoir des puissants.

- C'est le pouvoir qui donne la puissance. S'il le perd, le puissant n'est plus qu'un individu parmi les autres. Celui qui le remplace sera, lui-même, remplacé par un autre et ainsi de suite. Il pourra toujours penser à sa statue érigée sur la place de la notoriété et qui n'existe plus. Il ne lui restera plus qu'à cultiver la sagesse et ainsi être celui qu'il aurait dû être ou plonger dans l'amertume et s'y noyer corps et âme. La reconnaissance est éphémère. Il ne faut pas vouloir être et avoir été! être, ce n'est pas durer.

- À dialoguer avec toi depuis tout à l'heure, je me rends compte que tu restes un homme plein de mystères. T'avoir côtoyé pendant autant d'années et en savoir si peu sur toi me paraît, aujourd'hui, dommageable. Les regrets ne servent à rien, bien sûr, mais tout de même, j'aurais bien aimé connaître la genèse de ton histoire, de ta vie d'artiste. Comprendre comment un jour tu décidas de sauter le pont, de plonger dans l'eau de la démesure, du non-conformisme en te déclarant artiste et en le prouvant.

- N'avons-nous pas levé un pan du voile?

- Il est vrai, je l'ai déjà dit, que tu parlais peu. Tu t'es confié, comme jamais tu l'as fait. Du temps de ton vivant, il aurait fallu que je m'intéresse un peu plus à toi et que je t'interroge, j'aurais certainement eu les réponses. Mais la vie est passée là-dessus et il me reste ces extraits de toi, puisés dans tes réflexions.

- Nous avons débattu quelques fois "de mon vivant".

- C'est vrai, mais pour déclencher un échange avec toi, il fallait un événement bien particulier. Tel que fut celui où enfant, j'avais douze ou treize ans, je fis deux voyages scolaires en Italie, l'un à Rome, l'autre à Venise. J'en revins les yeux remplis des merveilles de la Renaissance.

La ronde des peintres italiens du XVe et XVIe siècle trotte, encore, dans ma tête. Raphaël, Fra Angelico, Le Titien, Caravage, Michel-Ange et tant d'autres. Admirer cette multitude d'églises qui offraient tant de merveilles, pour l'enfant que j'étais, restera un souvenir inoubliable. Devant ces tableaux, ces fresques, ces panneaux muraux entiers, je restais pétrifié. Tant de beauté et de perfection étaient donc possibles. La Chapelle Sixtine m'a estomaqué. Et c'était vrai, alors que la tête en l'air et le regard courant d'un panneau à un autre, je me nourrissais de ces peintures, mon estomac se baladait d'un côté à un autre comme s'il digérait toutes ces formes et ces couleurs avec difficulté, comprimé par une émotion trop forte. En te racontant cela, je voyais un large sourire sur ton visage, les yeux brillants.

- J'ai rencontré l'art contemporain du côté de Saint-Paul-de-Vence. Somptueux hommage bien qu'inanimé et ayant la froideur d'une nécropole. Chagall, Miro, Giacometti, Léger et tant d'autres tout aussi magnifiques. J'ai visité le Louvre à une époque où les têtes étaient tournées vers d'autres préoccupations. Paris outragé et pas encore libéré. C'est peut-être à cette époque que je rencontrai pour la première fois Le Gréco.

- Tableau unique au Louvre, mais quel tableau!

"Le christ en croix". Comment douter quand on regarde cette oeuvre que ce fut là, avec elle, qu'eut lieu la rencontre. Tant de similitudes entre cette représentation d'un Christ agonisant et tes propres oeuvres!

- C'est fort probable, mais tant de ses peintures m'ont marqué.

- Si tu avais pu, tu aurais fait le tour des musées l'exposant.

- Ce n'est pas certain, les reproductions de ses oeuvres dans des livres le concernant me suffisaient. Non, des musées, j'aurais plutôt choisi d'y découvrir ces artistes obscurs, oubliés du temps et qui malgré tout remplissent les salles. Musées du monde, existeriez-vous s'il n'y avait pas des misérables pour vous emplir de beauté! Cela étant, pouvoir courir d'une église à un musée dans Rome ou à Venise comme tu l'as fait et y admirer les artistes de la Renaissance; j'en ai rêvé.

- Tu y étais avec moi, tu visitais le chef-d'oeuvre de Michel-Ange toi aussi. Tu admirais dans la chambre des signatures du Vatican les fresques de Raphaël (l'école d'Athènes ou la dispute du Saint-Sacrement), tu restais sans voix, devant le "saint Mathieu et l'Ange "du Caravage à l'église Saint Louis des Français. Tu entrais à la galerie Borghèse et t'attardais devant "l'Amour sacré et l'Amour profane" du Titien et là encore deux Caravage

(Saint-Jean et l'agneau et Bacchus malades) puis l'inquiète" Dame à la Licorne" de Raphaël.

- Arrête! j'en ai le tournis. C'est trop de merveilles en même temps.

- Ce voyage virtuel de quelques instants que nous fîmes ensemble nous réunit comme jamais en une même émotion.

- Je veux bien le croire.

- Tu voyais naître en moi l'amour de l'art alors que je découvrais une dimension nouvelle à la vie. Jamais plus, je ne pourrai croiser un tableau sans y poser mes yeux dessus.

- Tu venais de comprendre que l'art est une émanation de la vie. C'est moins le fait d'une oeuvre plastique que d'une pensée consignée dans la matière.

- Mais l'artiste ressent-il aussi cette émotion devant son oeuvre achevée?

- Il faut comprendre que l'artiste est toujours en mouvement. Quand on juge une oeuvre d'inspiration nouvelle, celle-ci ne l'est déjà plus pour son auteur qui va vers d'autres horizons, car l'oeuvre, une fois faite, ne bouge plus et devient indépendante. Elle marque un certain temps dans la pensée de celui qui s'est déjà éloigné. Il avance en éclaireur à la recherche de l'inconnu, prêt à capter ce qui soudain fera irruption dans le champ de sa sensibilité.

- Ce premier choc artistique fut suivi de quelques autres. Des groupes d'artistes tels que les Impressionnistes et des artistes n'appartenant à aucune école comme Delvaux, Gaugain.

- Je me sentais moins proche de cela, mais il y a beaucoup d'habilité dans ces oeuvres-là. Il ne faut pas confondre habilité et création. L'habilité est une valeur acquise faite de dispositions personnelles et de travail. La création est impondérable et insaisissable comme le vent.

- Pourtant, il y en a un qui était fort habile et fort créatif: Salvador Dali.

- Le plus grand. Un artiste total. Ses pas étaient si légers que ceux qui le suivaient semblaient marcher sur les genoux.
Admiration pleine et entière à l'artiste. Il n'y a rien de petit quand c'est l'esprit qui l'anime. Et Dieu sait que son esprit s'animait. Avec un univers onirique démentiel et une technique hors de tout reproche. Un être spirituel s'il en est. Talentueux, drôle et malgré tout meurtri.

- Cette admiration pour Dali, je l'ai partagée avec toi et j'eus, en compagnie de mon épouse, le plaisir de visiter le musée de Figueras où nous nous sommes délectés des oeuvres exposées, qu'elles furent picturales ou autres.

- Bienheureux avez-vous été d'approcher le sein de l'artiste sublime.

- Ton univers artistique restait finalement imprégné par ta foi religieuse.

- Ce qui m'importait avant tout était le vivant plus que la beauté, l'esthétisme froid. Je le retrouvais, c'est vrai, plus dans les oeuvres anciennes d'inspiration biblique. Le vivant c'est l'humain et retrouver l'homme derrière le torturé ou l'inspiré était une vraie jubilation. Il y a ceux dont l'intelligence se confine dans la recherche scientifique. Que font-ils de l'humain? Chez les artistes c'est pareil. Un tableau, une sculpture, toute oeuvre artistique ne sont pas un simple assemblage de données mathématiques, de proportion ou de composition. Une oeuvre doit avoir une âme et l'offrir.

- Si l'on revenait maintenant vers tes sculptures.

lundi 18 août 2008

MON PERE CE SCULPTEUR (3)

LA DESILLUSION DE L'ART

- Titre pathétique pour un nouveau chapitre!


- Certes, mais je pense qu'à l'instant où tu fermas le grenier, tu savais que tu ne vivrais pas de ton art. Que tu devrais continuer à expertiser les exploitations agricoles et à te faire payer parfois en poulet ou en légumes. Car, si tu savais exprimer ta fibre artistique et que tu allais continuer à le faire, tu n'étais pas un marchand. Vendre tes oeuvres t'était douloureux, n'est ce pas?

- Quand ses oeuvres ont pour l'artiste une valeur sentimentale qui est sans prix, ce que l'on pourrait normalement lui en donner ne serait qu'une goutte d'eau en échange du plaisir qu'il éprouve en vivant auprès d'elles. Comment t'expliquer cela ? Même quand il ne les regarde pas, il les sent. Si l'une est déplacée à son insu, le vide l'appelle. Tu comprends?

- C'était bien ce que tu ressentais?

- Tout à fait. Tu sais, l'artiste exprime ce qu'il ressent, mais il ne peut attribuer à son oeuvre une valeur vénale qui dépend de ce que d'autres ressentent en dehors de lui.

- Avec de tels principes, il t'était difficile de vivre de la sculpture. Je crois même qu'il t'est arrivé de participer à des expositions où, sur le catalogue, était inscrit le prix de l'oeuvre exposée. Tu y mentionnais un prix prohibitif pour être sûr de ne pas vendre ta sculpture.

- Cela a dû m'arriver.

- Ainsi au fil des années, notre appartement se remplissait de nouvelles oeuvres, parfois imposantes, car beaucoup de tes sculptures font entre 1m50 et 2 mètres de haut.

- Au grand désespoir de ta mère. Ce n'était pas tant qu'elle n'aimât pas mes oeuvres, je pense au contraire qu'elle les aimait autant que moi, mais toutes ces sculptures étaient de vrais nids à poussière et elle voyait chaque année s'inviter de nouvelles présences qu'elle aurait, certainement, préféré savoir ailleurs.

- Heureusement que l'appartement était grand. Et tu sculptais encore et toujours. Dès que tu avais un instant de loisirs, tu t'attaquais à un nouveau morceau de bois. Finalement, le bruit du maillet sur la matière était un son quotidien, habituel. Un son que l'on n'entendait plus.

- C'était mon rythme propre comme un autre battement de coeur.

- Solitaire, ton travail t'isolait et je pense que tu recherchais cela.

- Il y en a qui sont doués pour la parole, d'autres pour le silence.

- Pourtant, des tempêtes devaient traverser ton esprit?

- De toutes sortes. Je ne crois pas que l'on puisse créer dans la sérénité. Il faut de la violence intérieure. Pour commencer; la matière. Comment faire entrer une oeuvre dans un espace qui ne semble-t-il pas pouvoir le contenir? La lutte du contenant et du contenu. La lutte contre l'impossible. L'impossible qui devient possible à force de patience et de persévérance. Le miracle de l'expression artistique. La foi en l'inspiration jusqu'à l'oeuvre achevée. C'est le fou qui devient sage.

- Tu as eu des colères peut-être, des résignations certainement?

- Oui, quand le bois ne me suivait pas et refusait l'oeuvre que j'espérais. Alors, je pestais, le maudissais, l'abandonnais puis je revenais et cherchais autre chose, une autre forme, une autre inspiration, mais toujours la vie plutôt que la beauté. Les formes ne sont qu'un moyen non une fin. Elles doivent être animées. Je voulais que les formes soient des mots, qu'elles les fassent vivre, exploser, percuter pour réveiller l'esprit qui dort, susciter la curiosité, choquer, ne pas plaire, inquiéter, faire sentir qu'il y a quelque chose à découvrir à celui qui ne s'en doutait pas. Un irréel plus vrai que le réel. Une pensée au dessus de la matière. Un devenir plus fort que le présent au-delà du passage de l'éphémère.

- Comment aurions-nous pu savoir ces tourments? Tu n'exprimais jamais tes sentiments?

- Il y en a qui parlent avant de penser, d'autres qui pensent avant de parler. Je reste persuadé que celui qui n'a rien à dire n'a qu'à se taire.

- Alors, tu n'avais pas grand-chose à nous dire, le regard souvent perdu au-delà des horizons. Peut-être trouvais-tu une écoute auprès de tes amis artistes. Je pense plus particulièrement à l'abbé Pommiés, aumônier des artistes pendant de si longues années ou encore à Jésus Etchevarria, sculpteur comme toi et qui deviendra au fil du temps ton plus cher ami.

- Avec Jésus, nous battions d'un même coeur. L'abbé, lui, tient une place bien particulière. C'est un homme de pensée et de verbe. Un érudit et un poète, vraiment. Ses explications étaient si claires qu'en l'écoutant on pouvait avoir l'impression d'être intelligent. J'aimais, il est vrai, disserter avec lui. Il possède l'intelligence qui est la faculté de comprendre, mais aussi l'esprit de finesse qui est la faculté de sentir. Il sent parfaitement ce qu'il faut dire ou ne pas dire. Si je suis un homme de religion, lui il est un religieux. Il abandonna le costume ecclésiastique comme chacun se contentant de cette petite croix épinglée à la poitrine.

- Le regrettes-tu?

- Cette soutane était comme un mur qui protège, mais qui sépare aussi. D'abord, j'ai penché pour la protection, puis je me suis dit à la suite des apôtres, les religieux ne sont-ils pas envoyés à travers le monde pour évangéliser? Être semblable extérieurement à tous n'est-ce pas le moyen de les toucher? Après tout, qu'importe l'enveloppe pourvu que l'on sache séparer le bon grain de l'ivraie

- Veux-tu dire qu'il y a des religieux qui seraient comparables à l'ivraie?

- Comprends-moi bien, j'ai reçu une certaine éducation chrétienne avec des préceptes qui sont ce qu'ils sont et que j'ai défendu toute ma vie. Faire le bien, s'occuper des plus démunis c'est le rôle du chrétien comme de tout humain. Mais le prêtre est le représentant de Dieu et il doit éclairer la foi telle qu'elle nous est indiquée par la doctrine qui est la volonté de Dieu.

Il est défendu de faire le mal même pour faire le bien, car faire le mal c'est s'élever contre Dieu. Aussi vouloir abréger la souffrance physique ou morale en commettant le geste défendu par Dieu c'est se révolter contre lui.

- Alors, j'ai dû te décevoir, t'attrister ou te révolter?

- Tu as voulu commettre l'irréparable, je n'ai pas à te juger. Mais en la circonstance, j'ai échoué avec toi. Mais cette révolte contre Dieu lorsqu'elle est approuvée par un prêtre, je ne peux l'accepter. Il est l'instigateur du pêché par ses conseils ou son silence.

- Mais..

- Ne parlons plus de çà, veux-tu ? Notre situation est déjà assez extraordinaire sans que nous débattions philosophie ou métaphysique. Tu me parlais de mes silences envers vous, ainsi était faite ma nature. Comment aurais-je pu me comporter différemment?

- Si je me remémore l'appartement de Biarritz où nous avons grandi, ma soeur, mon frère et moi, je le qualifierais d'appartement du silence. Il n'y avait aucune volubilité. Chaque mot était pesé, presque calculé. Nos grands-parents, tes parents qui vivaient avec nous, étaient très âgés. Notre grand-père mourut à plus de cent ans. Ils ne parlaient pas. Assis, chacun dans un fauteuil, dans la salle à manger, seule pièce possédant un poêle à bois de la maison, notre grand-mère raccommodant des draps élimés et sans fin à longueur de journée et notre grand-père lisant et relisant le Sud-Ouest, avant de sommeiller la tête penchée en avant. Notre épanouissement ne pouvait-être qu'intérieur, comme tu avais dû le vivre toi-même.

- Cela devait me convenir.

- Je me suis toujours demandé comment tu abordais ton art. Le vivais-tu comme une passion?

- Je me suis toujours méfié de la passion, elle entraîne l'avidité. Les êtres poussés par elle s'entrechoquent. Les uns passent, les autres tombent. Ils ne se rendent pas compte qu'ils sont enchaînés, prisonniers des choses qui les possèdent alors qu'ils s'en croient maîtres.

- Tu as laissé des pensées sur l'art en général, mais aucune sur la technique proprement dite.

- Qu'aurais-je pu dire sur la technique? Je n'en savais rien moi-même. Je n'ai reçu aucun enseignement. Seuls sont venus l'envie puis le don si j'ose l'appeler ainsi.

- Je te revois encore juger du regard le bois encore brut et par des traits à la craie blanche lui dessiner une ébauche de forme. Tu savais ce que tu allais représenter.

- J'avais une idée, c'est vrai.

- Mais parfois le bois en décidait autrement.

- Je te l'ai dit tout à l'heure, un éclat trop important qui saute et me voila modifiant mon oeuvre par l'obligation de la matière.

- C'était comme si l'artiste et le bois faisaient équipe, liés l'un à l'autre. Le bois guidant tes gestes d'artiste, précis et malgré tout hésitants. Je ne peux pas imaginer que le bois, matière inerte, mais qui fut si vivante et qui, pour moi, l'était encore, allait se laisser dénaturer par n'importe quel coup de ciseaux sans âme. Cette communion était due à l'amour d'un homme pour la matière, sa matière.

- Cela pouvait être voluptueux. La caresse de la main sur le bois tout juste lissé comme la tendresse que l'on porte à un enfant méritant.

- Ce que tu me dis renforce encore l'idée que tu ne pouvais pas te défaire de tes oeuvres si tôt terminées. Elles étaient aussi tes enfants.

- Vous étiez mes enfants. Elles étaient autre chose, mais l'amour y avait sa place.

- Tu dus pourtant en abandonner certaines, car elles étaient des commandes bien spécifiques pour un lieu précis. Ce fut le cas pour l'abbaye de Belloc où ton christ orne toujours la crypte du monastère, l'église saint Charles de Biarritz avec son chemin de croix, d'autres oeuvres encore dans différentes églises du Pays Basque, Bidarray, Anglet ou Mouguerre et d'autres commandes pour des terres de France plus lointaines.

- Ce n'est pas pour autant que je ne leur portais pas le même amour.

- Bien entendu, ta"clientèle" était religieuse et mise à part une maternité qui trouva sa place dans la clinique Molia de Bayonne, je ne pense pas que tu reçus des commandes pour des particuliers.

- Mais j'en vendis à certains.

- Et pourtant, si on regarde de près toute ton oeuvre, beaucoup de tes sculptures auraient leur place dans des salons privés. Je pense à l'évolution de ton inspiration, en particulier lorsque tu délaissas quelque peu les représentations de personnages en pied pour te consacrer à la célébration des mains qui s'élèvent ou des têtes qui se touchent, voire les deux ensembles dans d'invraisemblables totems dont il nous serait difficile d'en trouver l'inspiration dans ton éducation judéo-chrétienne.

- On appela cela "ossuaire vertical". Il y a dans ces oeuvres ce prolongement du bas vers le haut, de la terre vers le ciel, tu ne peux pas en ignorer l'origine mystique. L'oeuvre n'est pas voulue, mais trouvée.

- Il s'agissait toujours de la quête de l'absolu, de l'appel de l'éternité, de l'envie d'aller derrière le rideau du temporel voir ce qui se passe dans l'intemporel.

- Des formes intemporelles: Ni visages, ni mains, mais des idées de visages ou de mains, peut-être plus idées que visages ou mains.

- J'avais appelé le titre de mon chapitre;" la désillusion de l'art", et je me rends compte que je n'ai pas grand-chose à dire sur cela. Je pourrais toujours entrer, de façon indécente, dans ta peau et ressentir cette douleur quand tu voyais que cette énergie dépensée pour créer ne pouvait avoir qu'une reconnaissance artistique, ce qui était essentiel, mais que tes oeuvres ne dépassaient pas le cadre de l'ébahissement et de ce fait ne touchaient pas les "milieux" spéculateurs, susceptibles de donner une valeur mercantile à ton travail.

- Ne crois pas çà, ce n'était pas de la douleur. L'artiste exprime ce qu'il ressent, je l'ai déjà dit et la valeur qu'il peut donner à une oeuvre dépend de paramètres qui n'ont rien à voir avec un marché. Et pourtant sans lui... L'art n'est pas éducation ou instruction, mais vision et impression. L'artiste avance en vue de la découverte. Ce qui l'intéresse n'est pas ce qu'il a fait, mais ce qu'il voulait faire toujours en quête de quelque chose. Marcheur infatigable vers un horizon qui le fuit, happé par le désir de découvrir ce qu'il y a derrière tel un pèlerin de l'inconnu.

- Il y avait de l'ambiguïté là-dessous, une fois encore. Trouver un réseau de vente et garder pour toi la plupart des oeuvres, car trop chéries.

- Que son oeuvre soit belle ou qu'elle ne le soit pas, ce que l'on pourra en dire n'y changera rien, l'artiste suit sa voie pleine de pierres sur lesquelles il bute. Il souffre, mais, s'il est sincère, il avance quand même. Il fait ce qu'il doit faire; suivre son chemin, comme tout homme. Que pourrait-il faire d'autre? Alors la reconnaissance pécuniaire de son travail ne peut-être son but véritable.

- Mais quand on voit des "artistes" qui vendent des oeuvres sans âme des sommes exorbitantes, que doit-on en penser?

- Il est vrai que l'expression artistique a parfois des excès affligeants. Et les "connaisseurs" de s'extasier: un tas de charbon dans un coin : superbe! un Jean délavé et déchiré suspendu à un clou: admirable! un crachat au sol: sublime! une crotte de chien sur le trottoir: beauté! Tu t'en inquiètes: iconoclaste! tu dénonces cette perversion de l'art: tu es inculte, incapable de comprendre l'art moderne. Qu'aurais-je fait dans ces sphères?

- En d'autres siècles, peut-être aurais-tu été pris sous l'aile d'un riche mécène, tu aurais travaillé pour lui et pour sa gloire, mais que devenait la liberté de création?

- Les oeuvres qui sont sorties des ateliers de ces artistes ne sont pas les pires de l'histoire de l'art. Il fallait aussi subsister.

- Tu avais une famille à faire vivre, notre mère ne travaillait pas, tu t'y tenais tant bien que vaille. Nous n'avons jamais manqué de rien, surtout moi le petit dernier et le plus gâté, mais nous n'avons jamais eu de superflus non plus. Ce n'était ni du Zola, ni les" ballons rouges"de Serge Lama, seulement une vie simple comme des milliers d'autres avec en plus l'aura d'un père artiste qui faisait son effet auprès des adultes.

- Allons donc!

- C'est vrai , tu suscitais une réelle admiration auprès de certaines personnes et plus particulièrement auprès des enseignants des écoles que nous avons fréquentées. Je ne sais pas si ma soeur et mon frère ont ce même souvenir, mais plus j'y pense et plus je me dis que tu paraissais lisse de toutes imperfections pour ces personnes là. Une sorte de fan-club avant l'heure. Avant tout, il faut savoir que nous n'avons fréquenté que des écoles privées et par n'importe lesquelles, des écoles dirigées par les frères catholiques ou par les dominicaines.

- Là se trouvait l'éducation que nous voulions vous voir suivre.

- On ne risquait pas d'aller se compromettre dans la laïcité, gangrène déclarée d'idées subversives. L'éducation devait être chrétienne et rien de plus. Que nenni les lois de 1905!

- Tu charges un peu le tableau.

- Si peu. Donc je me souviens très bien de l'émotion qu'apportait ta présence auprès des maîtresses et du directeur de l'école. D'abord, il y avait le nom. La particule faisait son petit effet, ensuite ton parcours universitaire (un exemple à suivre), puis la foi chrétienne (un homme qui ne rate jamais une messe et qui donne au denier du culte a toutes les qualités), et enfin un artiste, mais attention, par n'importe lequel, un artiste qui a du style et des oeuvres s'élevant vers Dieu et respectueuses des valeurs chrétiennes.

- J'ai vraiment échoué dans ton éducation religieuse.

- N'as-tu pas écrit que toute pensée parait révolutionnaire qui s'oppose à un ordre établi qu'elle a pour effet de réformer ou détruire. Réformer me suffirait.

- Il me semble que ma pensée est incomplète. J'ai écrit aussi que si elle finit par s'imposer, les avisés trouveront leur place en prenant des libertés avec elle en l'édulcorant jusqu'à la trahison. Et si quelque esprit s'avise de vouloir rétablir les choses pour retrouver la pensée d'origine, c'est un nouvel assaut de ceux qui ont sauvé leurs traditions à travers le changement.

- Vois-tu, en ce sens, je rejoins ta pensée. Les vrais révolutionnaires ne sont pas ceux qui crient, qui hurlent, qui vocifèrent, qui menacent. Ceux-là n'ont que l'ambition de remplacer le pouvoir en place par un autre; le leur. Les vrais révolutionnaires sont ceux qui sous un aspect paisible, pensent que chacun a droit au partage des richesses, au respect et à la liberté et ceci sans violence. On les appellera naïfs, utopistes ou s'ils parlent trop; éléments subversifs. Mais peut-être que bientôt on les appellera humanistes et on les écoutera.

- J'envie celui qui ne possède rien. Le voyageur sans bagage qui admire ce qui l'entoure. Ces choses possédées par d'autres et dont il jouit à sa façon, gratuitement, sans soucis. En sorte que dépourvu, il possède tout. Profiteur à sa manière!

- Existe-t-il au moins celui dont tu parles et qui

n'a comme richesse que son regard?

- Regarde de temps en temps vers les cieux, tu y trouveras peut-être la réponse.

- J'essaierai. Pour en revenir à l'impact que tu avais sur mes institutrices, j'ajouterai que mon incompétence en dessin et mon peu d'attrait pour les études passaient très mal. Cela leur semblait même totalement incompréhensible. Le paraître social était leur unique critère, peu importe si l'absence du père dans mon suivi scolaire était lourdement ressentie.

- Là aussi, j'aurais échoué?

- Tu as failli. L'art emportait tout.

- Et je ne le voyais pas.

- Chaque année, tu avais ta ou tes expositions. C'était pour toi la jubilation de retrouver cette atmosphère particulière des vernissages, d'échanger avec d'autres artistes ou amateurs d'art sur la nécessité de la culture, la place de la peinture ou de la sculpture dans la société et autres questions essentielles pour vous.

- Et je vous oubliais?

- Vous refaisiez un monde où votre place serait réservée. Tu retrouvais dans ces lieux bien policés, où chaque oeuvre était à sa place, bien droite, ta raison d'être, ton oxygène. En feuilletant ton dossier de presse, je te vois sur certaines photos, l'air faussement naturel, entouré de tes collègues tout aussi faussement naturels, les lunettes sur le nez, les jambes croisées, habillés d'un de tes vestons usés et portant comme un étendard la cravate souvent un peu de travers.

- Je te sens en colère. M'en voudrais-tu encore?

- Si au début, je t'ai décrit, attaquant la terre, les manches retroussées et sans cravate, cela n'était vrai qu'à ces moments là, sinon tu ne pouvais exister sans cet artifice de l'élégance masculine. Véritable image figée de la personne qui fait partie d'une classe sociale "supérieure". Cela aussi devait plaire à mes enseignants.

- Tu m'en veux encore.

- Et pourtant, l'élégance n'était pas de tes préoccupations. Tel ton guide céleste, tu marchais dans la rue, vêtu comme le dernier des mendiants.

- Le dernier, pourquoi le dernier? C'est comme quand on dit: le dernier des idiots! c'est une erreur. Il s'agit du premier des idiots, le meilleur en son espèce. Celui qui le fait le mieux qui révolte l'intelligence et non pas le dernier qui est un mauvais idiot, un idiot imparfait près du dernier des intelligents déjà contaminé par l'intelligence.

- Tu parles de l'intelligence comme d'une tare?

- Il y a l'intelligence ou faculté de comprendre et l'esprit de finesse qui procède de la sensibilité. Les êtres dont l'intelligence est manifeste peuvent être dépourvus de celui-ci. D'autres esprits apparemment limités sentent ce qui échappe aux premiers et naviguent avec bonheur au milieu des récifs sur lesquels les surdoués s'écrasent. Que disais-tu sur l'élégance?

- Tu ne la recherchais pas. Tu n'achetais un nouveau costume que parce que l'ancien n'était plus portable. Je te revois encore avec ton imper en hiver, l'écharpe autour du cou et le chapeau, d'un vert mal défini, sur la tête. Ce qui te permettait lorsque tu saluais quelqu'un dans la rue de lever ton couvre-chef avec courtoisie.

- Il vaut mieux un salut qui se perd que de ne pas rendre un salut offert.

- Par certains côtés, tu étais d'un autre siècle, même pas du XXéme qui t'a vu naître , mais du XVIIIIéme dont tu étais l'héritier absolu.

- Tu parles de moi au passé, tu m'en veux tant que çà?

- À quoi me servirait maintenant de te reprocher ton absence, tu n'y peux plus rien, je n'y peux plus rien. Et je suis persuadé qu'il ne pouvait en être autrement. Tel est mon chemin et je me fabrique autour de cela, même si c'est long et pénible.

- La vie est un espace de temps infime, une épreuve et au lieu de s'appliquer à bien faire, les esprits se dissipent.

- Oublions cela.

- Ne laisse pas s'éteindre la flamme; apporte des aliments au feu de ta pensée, matériaux qui brûlent sans se consumer.

- Pour en revenir à la désillusion de l'art, j'ai feuilleté dernièrement un cahier d'écolier où tu avais répertorié chacune de tes oeuvres avec l'année de sa création, sa taille et le nom que tu lui donnais et je me suis aperçu qu'entre 1966 et 1969, il n'y avait pratiquement aucune création nouvelle, comme un vide dans ton inspiration. Cela évidemment m'a intrigué. D'où venait cette panne de créativité? Cela pouvait correspondre à la fin du groupe d'Ustaritz, y aurait-il eu une déception telle que tu en aurais rejeté l'idée de sculpter? Ou simplement, était-ce l'époque où tu abandonnas le rêve de vivre de ton art et, de ce fait, aurais-tu pensé à tout abandonner pour ne te consacrer qu'à ton travail?

- Il arrive souvent que chez un artiste sa muse aille quelque temps musarder ailleurs avant de revenir plus inspiratrice que jamais.

- Il se peut que cela soit simplement çà, car, d'après ton cahier, l'année 1970 fut plutôt prolifique, avec pas moins de sept nouvelles oeuvres.

Finalement, la désillusion de l'art ne fut que dans son aspect mercantile, pour tous ses autres aspects, tu ne cessas jamais de t'y baigner en créant ou en admirant les oeuvres des autres artistes.

- Le regard que l'on peut porter aux oeuvres des autres est toujours source d'inspiration pour soi. On ne naît pas de rien. Des artistes nous ont précédés, nous ont invités à poursuivre leur travail et à créer un univers proche des leurs.

dimanche 10 août 2008

Mon père, ce sculpteur (2)

LE GRENIER D'USTARITZ


- J'aimerais comprendre comment tu as pu en si peu de temps, deux années, créer des oeuvres à ce point si achevées que tu fus reconnu très vite comme un artiste à part entière. Trois années auparavant, tu ne savais rien de l'argile ou du bois. Il nous est resté seulement des dessins et un autoportrait qui annonçaient, tout de même, ton talent graphique.


Si j'osais, je dirais que tes oeuvres sont nées de "l'Immaculée Conception de l'artiste" ou plus simplement le don était là. Et il a suffi que tu entrouvres la porte pour que ce don bousculât tout sur son passage et comme pris d'une fièvre soudaine, te guida dans la réalisation de ces oeuvres à un rythme effréné.

Il a fallu très vite, devant l'abondance de tes oeuvres et l'encouragement de tes proches, te jeter à l'eau. Oser exposer, te soumettre à la critique, car ton ambition, me semble-t-il, était bien d'exposer, de vendre et de vivre de ton art. Tu avais l'orgueil nécessaire à celui qui crée et qui est sûr que ses oeuvres ont une valeur artistique et aussi une modestie, voire un complexe, à présenter, devant un public, tant de toi-même.

- L'un est fait pour la communication, l'autre pour la solitude. Si l'atmosphère qui leur convient change, ils sont comme des oiseaux perdus. Je pense, malgré tout, que nous sommes un peu des deux. Tel était mon état d'esprit à cette époque-là. Je n'étais pas très à l'aise pour décider seul.

- C'est ici qu'entre en scène un homme solide et sévère, au regard de l'enfant que j'étais; mon grand-père, ton beau père. Il était d'une lignée de notables souletins, lui-même ancien maire du village d'Ordiarp.

Il habitait à Ustaritz une maison de maître imposante, près de l'église, avec un jardin qui surplombait la Nive. À côté de cette maison existait une ancienne grange sur un étage dont la partie centrale servait de garage, le reste était vide.

Mon grand-père décida qu'une partie du rez-de-chaussée te servirait d'atelier. D'un côté le four, de l'autre le tour. Le reste du bâtiment sera le lieu d'exposition. Le cadre était rustique, authentique et spacieux. Rêvais-tu déjà de vernissages somptueux?

- Le somptuaire n'est pas de mon goût. Je voulais seulement me faire connaître.

- Ainsi le 4 août 1959 eut lieu le vernissage de ta première exposition. Un vernissage intimiste, plutôt que déclaré, car finalement la modestie l'emporta sur l'orgueil. Parmi les invités figuraient quelques artistes peintres et sculpteurs ainsi que des journalistes locaux dont Eugène Goyeneche qui écrira, certainement, le premier papier sur toi. La reconnaissance de l'artiste était maintenant proclamée et imprimée dans le journal Sud-Ouest." Il est à souhaiter que, dès maintenant, nombreux soient les visiteurs qui auront la joie de découvrir en Guy Laurendeau de Juniac un artiste encore ignoré, mais dont le talent déjà assuré ne tardera pas à être reconnu." C'était dit. Tu étais un artiste et tu n'avais plus à t'en cacher.

- Comme tu y vas! Cette "reconnaissance" journalistique, même si elle fut un encouragement, ne faisait pas de moi, d'un coup de plume magique, un artiste à part entière. Je devais encore faire mes preuves.

- Tu travaillas donc de longs mois à ta nouvelle passion et l'année suivante, tu remis le couvert, mais cette fois tu ajoutas aux céramiques, tes premières sculptures sur bois.

- J'avais ce désir depuis le début, mais je ne m'en croyais pas capable aussi je fis mes gammes sur l'argile plus maniable et moins exigeante. Je ne sais plus à qui j'en parlai et qui m'encouragea à essayer. Il pensait que je trouverais dans le bois, ce matériau naturel, plus de diversité d'expression et que je donnerais plus d'ampleur à mes oeuvres.

- Quand j'y réfléchis, je me dis que tu as commencé par transformer la matière brute de la vie; la terre et, tel un Dieu en création d'un monde propre, tu ne pouvais que poursuivre ton travail par le bois, l'arbre élément essentiel de la vie, poumon du monde, élément enraciné solidement dans cette terre si légère et si fragile.

- J'avais surtout envie de passer à autre chose. Quand on veut aller quelque part et que se présentent plusieurs routes, on ne peut pas toutes les prendre; il faut choisir. En art une vient puis une autre, il faut les suivre l'une après l'autre et tâcher d'aller le plus loin possible avec chacune. Un artiste reste rarement confiné dans un seul domaine.

- Nous étions en mai 1960, je venais d'avoir deux ans et les souvenirs te concernant, en cette année-là, sont enfouis dans ma mémoire et n'en sont jamais ressortis. Autrement dit, seuls les témoignages de mes aînés ou les articles de presse de l'époque me permettent de disserter sur ces premières expositions. Malgré tout, je préfère imaginer, laisser s'exprimer ma sensibilité et le regard, peut-être faussé, que je porte sur toi.

Donc tu sculptais le bois et cette nouvelle exposition, plus élaborée, permettait aux invités et aux visiteurs de contempler ces personnages mystiques et tout aussi émaciés que ceux des céramiques avec une affirmation nouvelle dans tes oeuvres, la présence éclatante de ta foi par la représentation d'un christ en croix.

- Attention, d'un Christ en croix sans la croix!

- Comment çà ?

- Je n'ai jamais sculpté de croix. Qu'est-ce que la croix pour un chrétien? C'est le signe de la crucifixion de Jésus. Quand on prie devant la croix nue, ce n'est pas au bois que l'on s'adresse, mais à celui qu'elle évoque. Représenter le Christ sans croix c'est donc rechercher le contact direct avec Lui que l'on voit, alors que devant la croix nue il faut penser à Lui que l'on ne voit pas. Il va de soi qu'ajouter la croix au Christ n'apporte rien de plus à l'esprit. La croix n'existe donc que par le Christ. Quand le Christ parait, elle s'efface.

- Voici que se posait de nouveau la question du départ: Douleur ou sérénité ? Car quelle autre représentation que celle du Christ écartelé sur cette croix pouvait extérioriser ta propre souffrance surgissant, de façon récurrente, de ton adolescence. Alors, je répondrai douleur, mais pas si simple tant l'extase de l'artiste à l'aboutissement de son oeuvre peut apporter aussi la sérénité.

- Tu as sans doute raison. J'ai souvent entendu à propos de mes oeuvres qu'elles étaient tristes. C'est s'attacher à l'apparence, car la méditation n'est ni triste ni gaie. Elle fait rentrer l'être en lui-même, elle repousse tout ce qui attache au monde, cela ne veut pas dire que cet être y renonce. Il refuse seulement de se laisser dominer par le plaisir, la possession, la jouissance. Toutes choses qui assaillent l'esprit. Par la méditation, il en ressent le caractère passager, trompeur et périssable. Lui, il est éternel.

Je ne voulais pas m'attacher au joli, mais au sensible. Ma foi guidait cette sensibilité.

- Justement, par cette envie, et peut-être même cette nécessité de porter ton art vers le religieux, tu assemblais deux énergies essentielles de ta vie et qui resteront liées pour toujours. Car parler de toi sans parler de religion, de foi serait ignorer l'essence même de ton existence.

- Je suis, je l'avoue, un homme de religion.

- Tu l'étais.

- Je l'étais?

- Quand tu n'étais pas mort.

- La mort! Chacun suit sa destinée. Elle n'est liée à aucune autre. On meurt seul, chacun-pour-soi. Pourtant, la mort n'est pas un trou, mais une montée.

- Et un vide pour ceux qui restent. Lorsqu’après ta mort; nous nous apprêtions à refermer le cercueil, mon frère insista pour qu'on y mette tes missels, tes livres de prières. Il est vrai que nous gardions en mémoire l'image de toi, chaque soir avant de te coucher, lisant des passages de tes missels qui, à la fin de ta vie, semblaient prêts à partir en poussière tant les pages furent tournées et retournées et les mots psalmodiés avec ferveur. Mon frère avait raison. Qui pouvait revendiquer l'héritage de tes livres de prières si ce n'était le chemin d'éternité sur lequel tu venais de t'engager. Ce geste symbolique de placer ces écrits contre toi était notre façon de te dire adieu.

- Du grain qui meurt vient la vie. Mais de quoi parlais-tu auparavant?

- De ce mois de mai 1960 où tu exposas tes premières sculptures en bois. Hormis ce christ en croix, qui deviendra la propriété d'un gynécologue, fondateur d'une maternité bayonnaise, il y avait des personnages, des bustes et aussi dans la continuité de ton expression de la foi; une descente de croix que tu intitulas "douleur de la mère". Douleur qui te ramenait, certainement, vers celle de ta propre mère.

- Ta grand-mère, ne l'oublie pas. Quelle fut sa façon de vivre, sa douleur reste respectable.

- Je le sais. Il y avait aussi une maternité intitulée

"l'amour inquiet" et que tu titreras par la suite "chaîne des êtres". Était-ce la chaîne de l'amour ou la chaîne de l'enfermement? Encore une ambiguïté que tu gardas pour toi.

- Crois-tu que les liens qui unissent une mère à son enfant puissent être ceux de l'enfermement?

- En ce qui te concerne, il me semble.

- L'esprit est plus fort que la souffrance. Il peut être le foyer d'où jaillira la flamme.

- À ce vernissage étaient présents Eugène Goyeneche et Étienne Salaberry, représentants pour le premier le Sud-Ouest et pour le second, le Basque éclair. Chacun écrira dans les colonnes de son journal leur enthousiasme devant les oeuvres exposées. Eugène Goyeneche insistant sur ces poutres de vieux chêne à la section étroite qui imposaient à tes sculptures des normes strictes.

- Eugène se trompait. Ce n'était pas parce que le bois était étroit que les oeuvres étaient filiformes, mais parce qu'elles étaient ainsi conçues qu'elles pouvaient tenir en des bois étroits. L'étirage crée une montée, un allégement, la matière tend à s'effacer, l'esprit la traverse, l'anime, la fait s'offrir aux autres, prête à converser.

- C'est à cette époque que tu te lias d'amitié avec quelques peintres et que vous décidâtes de créer un groupe qui exposerait en ce lieu régulièrement. Ce groupe s'appela tout naturellement: le groupe du grenier d'Ustaritz. Cette association d'artistes était une véritable alliance franco-espagnole, car on y trouvait des artistes comme Casama, Rambié ou Mallet, que j'appelais monsieur Balai, et aussi des peintres venus d'outre-Pyrénées tels que Marixa et Chapapriéta. D'autres encore exposaient auprès du groupe tels que Maria Pia Gimenez, Carrère ou Pucheu.

- Nous avions une vraie complicité artistique. Une vision spirituelle ou onirique de l'art. Ces artistes planaient. Ils observaient d'en haut. Ils ne voyaient pas la chose, mais l'esprit de la chose. Qui n'a jamais vu un oeil au milieu de la figure ou un violoniste sur un toit ou un âne qui vole. Mes amis peintres comprenaient cela; le domaine du rêve, de l'irréel qui sauve du réel.

- La première exposition eut lieu en juillet 1960 et annoncée par voix de presse, elle attira un monde considérable. Il n'y eut pas moins de dix articles en une semaine dans les journaux. Dès deux côtés des Pyrénées, on se précipitait pour venir admirer les oeuvres exposées au Grenier d'Ustaritz. Dès sa création, ce lieu devint le rendez-vous obligé de tous les amateurs d'art de la côte basque et au-delà. Monsieur Lemoine qui était le conservateur du musée Bonnat ainsi que monsieur Ithurriague celui du musée basque avaient répondu à l'invitation. Etait présent aussi, monsieur Bernard Dorival, conservateur en chef du musée d'art moderne de Paris. On pouvait côtoyer des vedettes des variétés telles que André Dassary, enfant du pays. Le monde littéraire avec madame Francis Jammes ou Pierre Benoit, peu de temps avant sa mort et qui était aussi ton cousin. Des vedettes de cinéma ou de la littérature, de passage sur Biarritz ne manquaient pas de s'arrêter à Ustaritz. On y vit même, en cette année, l'acteur américain James Stewart qui offrit à son épouse pour ses onze ans de mariage, une de tes céramiques. Un engouement tel qu'il fit écrire un article savoureux à un dénommé Alceste (?) sur sa vision du vernissage. Je ne peux m'empêcher d'en proposer quelques passages.

" L'avantage d'un vernissage mondain c'est qu'il y a tant de monde qu'il devient pratiquement impossible de distinguer la moindre toile, même en se hissant sur la pointe des pieds...Il y avait des peintres. On ne les approchait pas, on était tout d'un coup comprimé contre l'un deux et l'on se saluait, les bras en l'air, réflexe instinctif de celui qui ne veut pas mourir étouffé...Les artistes ne sauront jamais quelles chandelles ils doivent à ces admirateurs sans complexe, et comme dirait ma femme de ménage: Tans plus que c'est abstrait, tant plus ils s'extasient."

- Je crois me souvenir que ce journaliste n'aimait pas l'art abstrait. Pourtant, l'artiste n'exprime que ce qu'il ressent. Il y a le talent et la création. Créer c'est projeter son moi sur l'oeuvre, c'est suggérer, faire parler, ce n'est pas reproduire. Il est plus difficile de le réaliser avec l'abstrait, car il n'y a pas de support comme dans le réel et on risque de tomber dans le gratuit pour donner la vie à l'oeuvre. L'artiste doit exprimer ses émotions. Il est un chevalier de l'impossible à la poursuite de l'irréel.

- J'ajouterais que dans son article, ce critique d'art au ton joliment ironique fut beaucoup plus emphatique en parlant de tes oeuvres: " Sculptures allongées comme pour synthétiser toute la desséchante ardeur de l'ascétisme expriment une sorte de géniale obsession."

- Quelle littérature!

- Magnifique langue française que l'on peut torturer dans tous les sens et qui donne aux mots même incompréhensibles une esthétique sans pareil.

Ce vernissage avait été conçu, éclairé par de discrets spots dont la lumière était accompagnée d'une multitude de petites chandelles. Bien heureusement, car une panne d'électricité vint ajouter un peu de piment à cette soirée. Trônant au milieu du grenier, un immense chandelier en bois, haut de plus de deux mètres illuminé de douze chandelles, servit de point d'ancrage à tous ceux qui résistaient au fort courant de la marée humaine qui s'était amplifié avec l'obscurité. Ajouté à cela qu'était prévu comme dans tout vernissage, un buffet, celui-ci à base de saucisson et fromage de montagne servi avec un verre d'Irouléguy, ce qui fit dire à notre ami Alceste:" Buffet campagnard et abondant, éclairages rustiques et savants; rien ne manquait à la fête.

En effet la fête fut belle et ce soir-là tu as dû te sentir plus grand que la veille.

- Plus grand? Je ne crois pas. Compris, certainement. Jusque-là, il me semblait que j'avançais à tâtons, je cherchais ma route dans l'obscurité. Et ce soir-là, malgré cette panne d'électricité, la lumière se présenta à moi et m'offrit sa chaleur.

- Cette année 1960 se poursuivit par deux expositions, L'une à la galerie Page à Bayonne et l'autre à Pampelune où tu reçus le prix de la sculpture pour ton oeuvre " les deux mendiants".

- Quand un faible rencontre un plus faible que lui. Cette oeuvre m'apporte toujours une grande émotion. Elle fut reconnue. Je n'ai jamais couru après les récompenses, mais quand on vous distingue à l'étranger, c'est une forme de politesse. Refuser le prix aurait été impoli.

- Durant les années suivantes, "le groupe du grenier d'Ustaritz" exposa, à Ustaritz bien sûr, mais s'exporta aussi à Tarbes, à Oviedo, tout en se réunissant régulièrement à Bayonne ou à Anglet.

Mais avec le temps, le grenier d'Ustaritz disparut du bottin des adresses artistiques où il fallait aller. Une dernière exposition en avril 1968, exposant solitaire et tu fermas définitivement les portes du grenier qui fut pendant presque dix ans le temple de l'art sur la côte basque.

- J'ai essayé d'oublier tout çà. L'oubli est l'opposé de la mémoire. La mémoire c'est se souvenir de ce qui se passe et qui tombe dans un sac plus ou moins grand ou dans un sac percé. Quand le sac est plein, le reste déborde. Quand le sac est percé, le contenu s'échappe. Faut-il se plaindre de cette fuite? Si nous devions nous souvenir de tout, nous arriverions vite à un blocage. L'oubli est une soupape de sécurité. Elle permet d'engranger de nouvelles récoltes. Et de nouvelles récoltes, il en vint.

- C'est vrai, les artistes du groupe continuèrent à exposer ensemble, entourés d'autres peintres ou sculpteurs. Mais votre association s'était éteinte avec la fermeture de "votre" galerie, maison Contourloenea à Ustaritz.

- Le temps ne s'encombre pas de sentiments. Il fallait passer à autre chose.

- Malgré tout, depuis quelque temps, tu avais déjà rencontré l'amertume de la désillusion de l'art.

samedi 2 août 2008

Mon père, ce sculpteur

Où est passé mon cher ami? Deux mois de silence et mon blog qui sent la naphtaline. Donc, je vais le réactiver. J'ai décidé, répondant à une demande pressante, de vous offrir chaque semaine un chapitre du livre que j'ai écrit sur l'artiste qui était mon père.Bonne lecture.


Il s'appelait Guy Laurendeau de Juniac et il était mon père. J'ai l'impression qu'il a vécu comme s'il n'allait jamais mourir. Il a pris son temps pour faire chaque chose.


Par exemple, il a fallu qu'il ait cinquante ans pour que je vienne au monde. Je ne dis pas que mon père ait attendu d'avoir cinquante ans pour devenir père, ma soeur et mon frère étaient déjà arrivés depuis plusieurs années. Je dis seulement qu'il s'était marié à quarante ans et que de ce fait, il a expérimenté les joies de la paternité bien tard. Ce sont ces mêmes années qu'il s'essaya à la création artistique. La céramique d'abord, la sculpture ensuite.

Et voilà un fils de bonne famille, docteur en droit, abandonner ses cravates et ses vestons, retrousser ses manches et s'asseoir face à un tas d'argile informe. Avec la candeur du débutant, il plongea ses mains dans la terre et essaya de lui donner une forme. Il ne fallut pas longtemps pour qu'apparaissent entre ses doigts des personnages émaciés, courbés, méditants, chauves ou chevelus ou encagoulés. Des moines, ses moines, son âme.

Que représentaient ces petits personnages, hauts comme deux pommes, ces santons sans crèche? Douleur ou sérénité?

La douleur, il connaissait. Adolescent, il perdait sa soeur aînée. Elle mourrait de leucémie le jour de ses vingt ans. Elle était, parait-il, gaie, spontanée et bousculait son frère, trop introverti à son goût, à s'exprimer, à exister. Brutale, inattendue, combattue, mais non vaincue, cette mort ferma les portes et les fenêtres, mit le noir sur les habits de sa mère pour toujours et interdit pour longtemps le droit à la bonne humeur.

Pourtant, mon père aimait sourire, rire, rire jusqu'aux larmes. Il aimait beaucoup le burlesque du temps du muet. Charlie Chaplin, Laurel et Hardy ou encore Buster Keaton l'amusaient énormément.

Alors "ses moines" souffraient-ils ou atteignaient-ils une forme de sagesse qui les rendait si impénétrables? Ses pensées qu'il griffonnait sur n'importe quel bout de papier jusqu'aux cartons qui entouraient les papiers hygiéniques, ses pensées, parlant de religieux, d'art, de vie, d'humains, pourraient-elles nous éclairer sur le mystère de ces visages anguleux et "hors expression"?

J'aimerais vous parler de lui en parlant de ses oeuvres comme un fils. Avec l'amour, l'irrévérence ou l'ironie filiaux. J'ai imaginé un "dialogue improbable". Une rencontre entre mon père et moi où les propos tenus trouveront leur source dans ses citations, dans l'expression de ses oeuvres et aussi dans ce que je sais de lui. Mes propres souvenirs de fils ayant vécu à ses côtés de nombreuses années. Pour le reste, l'inspiration, l'intuition me serviront d'interprètes. Dans certains passages, ce dialogue paraîtra totalement surnaturel, car parler de la mort de celui avec lequel on est en train de converser pourra sembler exagéré. Mais l'un des bienfaits de l'art et de la littérature en particulier, est de se nourrir d'irrationnel et d'abattre les barrières du raisonnable pour découvrir les terres vierges de l'imaginaire.

Ainsi, je l'imagine devant moi tel qu'il était. Le regard franc derrière ses lunettes, le sourire discret, voire crispé, les bras et jambes croisés, habillé d'une chemise blanche associée à l'inévitable cravate aux tons sombres et d'un pantalon noir. Et la veste grise qui n'en pouvait plus d'être portée, fatiguée, élimée, un mouchoir dépassant de sa pochette, elle lui ressemblait. Elle avait beaucoup vécu, mais elle restait élégante malgré les années. Pour être complet, j'ajouterai qu'il serait arrivé à notre rendez-vous portant son "vieux pardessus râpé" comme dans la chanson et son inséparable chapeau en feutre vert ou marron selon les époques.

1958, je naissais et mon père créait ses premières céramiques. Cendriers, porte-couteaux, ronds de serviette et les personnages. La découverte du figuratif. Mettre des visages sur son art naissant. C'est à partir de là que tout a commencé.