lundi 8 septembre 2008

mon père, ce sculpteur (6)

ON N'ENCHAINE PAS L'ESPRIT

- Quand je parle d'esprit, il me vient deux façons de l'aborder. L'esprit qui porte vers la spiritualité et l'esprit, siège des pensées.


- Plus l'esprit s'élève, plus il échappe aux regards de la foule pour ne plus atteindre que de moins en moins de monde.

- Tu étais, sans cesse, commandé par ces deux énergies. Des pensées, tu en avais à tout instant, ce qui te rendait absent des conversations familiales. Les repas à la maison étaient très souvent silencieux. Toi, dans tes pensées, mon grand-père, un petit peu sourd qui restait en dehors des conversations, ma grand-mère qui ne parlait pas, et qui la pauvre, avait perdu depuis quelque temps la notion du temps et l'identité des visages qui l'entouraient. Seule, maman réagissait aux propos que tenaient ma soeur et mon frère auxquels je participais avec la candeur et la certitude du dernier de la famille.
Quant à l'esprit et la spiritualité, j'en ai déjà parlé, mais il me semble impossible de ne pas y revenir régulièrement tant, durant toute ta vie, tu as agi en fonction de ce principe. Les écrivains dits "catholiques" avaient leur place dans ton panthéon personnel. Ainsi, dans les rayons de la bibliothèque se côtoyaient: Claudel, Mauriac et Gide. Bernanos dont tu étais loin de partager toutes les idées et même Ernest Renan dont "l'histoire de Jésus" avait pourtant enflammé les milieux religieux lors de sa parution.

- Lorsque la critique est faite avec talent, je l'accepte bien volontiers dès qu'elle est débarrassée de la mauvaise foi ou de la polémique qui est bien trop souvent l'habit dont elle est revêtue. Ces bas instincts comme celui de possession par exemple engendrent trop de maux, séparent les uns des autres, créent les différences d'où procèdent les oppositions.

- " On n'enchaîne pas l'esprit". Qu'en était-il du tien? Cet enchaînement que tu représentas dans une de tes oeuvres, était-il ton propre enchaînement à une philosophie chrétienne dont tu aurais voulu te détacher parfois? Ou te sentais-tu totalement libre de pensée et voulait ainsi exprimer ta liberté d'artiste et d'homme?

- Je ne me suis jamais senti enchaîner à une philosophie quelle soit chrétienne ou autre. Libre de pensée ? J'aurais aimé être celui qui passe sans être vu. Celui qui n'a rien et qui ne souhaite rien. Sans force physique, libre, ne dépendant de personne, ne s'attachant à personne, évitant tout lien insaisissable fort de sa faiblesse et pourtant existant.

- Un ermite en quelque sorte.

- Quelle qualité de coeur faut-il avoir pour l'être vraiment! Et quelle rébellion intérieure doit-on porter!

- Il est certain qu'il n'y avait en toi aucune rébellion exprimée. Ce sentiment ne faisait pas partie de ton éducation. Pourtant, choisir à un moment donné de s'exprimer artistiquement ne fut certainement pas sans inquiétude autour de toi. Quoique! puisque tes oeuvres étaient d'inspiration religieuse et que tu gardais une orientation professionnelle "correcte", ON pouvait te pardonner cet écart de conduite.

- Celui qui s'élève par son travail ou qui accomplit quelques actions d'éclat peut voir son mérite récompensé, mais l'artiste qui a exprimé ce qui lui est venu à l'esprit n'a été qu'un moyen au service de l'inspiration. Va-t-on récompenser le fil par où le courant passe? Ce ne fut pas si simple de faire accepter ma décision.

- Avec le temps, quand tu fus reconnu comme un artiste talentueux et que tu acquis une certaine notoriété, ON se montra à tes côtés. Je caricature un peu, mais j'ai expérimenté par moi-même, plus tard, l'état d'esprit de certains membres de notre famille, lorsque je décidai de suivre les cours d'une école de cinéma. Leur mépris pour ce genre d'activités qu'ils n'étaient pas loin de considérer comme oeuvre du diable n'était même pas masqué. De plus, je n'avais pas de quelconque cursus universitaire ce qui rendait mon choix encore plus irresponsable. Donc, si tu n'étais pas un rebelle, tu as agi tout de même en "original".

- Ils avaient peur de me voir très vite comme ces génies maudits; cassé, rigide, laminé, la peau jaune craquelée ou bien velu, ventru, la face épaisse, la trogne enluminée sentant la vinasse.

- Tu rigoles, là? Qui aurait pu tirer un tel portrait de toi ?

- Jusqu'au jour où le temps estompe tout cela, irradie l'esprit, fait dépasser le réel, l'élève à la mesure de sa démesure, au-delà de l'humain. Ne plus se voir tel qu'en soi même, mais s'imaginer autrement que l'on était, embelli au fur et à mesure par l'imagination, délesté en quelque sorte de la matière dont la vue faisait reculer. N'être plus que poésie solidifiée sur la voie de la légende.

- Il faut dire que notre famille avait des principes bien enracinés auxquels elle adhérait ce qui ne l'empêchait pas de posséder des qualités et des valeurs dans lesquelles je me reconnais sans réserve. Je dis cela pour expliquer dans quel contexte tu as évolué et quels efforts tu dus accomplir pour faire accepter cette expression de la sensibilité par les tiens. En parlant des tiens, je parle de ta propre lignée, puisque, je l'ai déjà raconté, ton beau-père fut plutôt un soutien dans ton choix.

- Ton grand-père savait donner même s'il râlait souvent. Donner est un acte gratuit sans contrepartie, mais il peut être divers. Il y a celui qui donne ce dont il n'a que faire, ce qui l'embarrasse, alors c'est lui l'obligé puisqu'il est libéré de ce qui le gêne par celui qui reçoit. Il y a celui qui donne sans se prier, poussé par quelques sentiments plus ou moins généreux même s'il veut faire plaisir. N'y a-t-il pas déjà là une récompense dans le plaisir tiré de celui qu'il procure? Mais celui qui se prive pour donner un morceau de pain à celui qui a plus faim que lui est un pur, plus pur encore que celui qui donne à un autre qu'il n'aime pas qui l'a blessé et qui s'impose ce service par devoir.

- Que dois-je en conclure?

- Que ton grand-père ne s'est privé de rien en m'aidant, mais que je crois malgré tout qu'il était un pur. Et qu'il faut se méfier des formules toutes faites, elles n'existent que pour nourrir notre orgueil même si elles portent en elles tout l'humanisme possible.

- Tu as eu cette phrase tout à l'heure, mais tu l'avais écrite en parlant de cette oeuvre qui montre un personnage prisonnier par des liens: "L'esprit plus fort que la souffrance qui peut-être le feu d'où jaillira la flamme."
Voilà exprimer une pensée qui pourrait presque définir ton cheminement.

- Tu ne parles de moi que sous ces termes de souffrance ou de douleur, mais ma vie n'a pas été que çà.

- Malgré tout, tu as connu la souffrance, tu as grandi avec elle. Et je pense que tu t'en protégeas en ouvrant ton esprit à la connaissance.

- La connaissance qui me permettait de m'isoler et de savourer ces instants de solitude. Cela me fait penser à cette histoire sur l'instinct grégaire.
Tous les hommes se précipitent pour aller brouter au même endroit en sorte que l'herbe se faisant rare, par suite de l'affluence, il naît une lutte sans merci entre les parties prenantes. Celui qui n'aime pas la cohue, la promiscuité, l'obligation de parler, de supporter les injures ou d'en donner à son tour, se tient loin du courant du monde et va par d'autres chemins.
Puisqu'il ne peut rien faire comme les autres, ignorant leurs horaires, leurs travaux et leurs jeux, toutes choses qui lui sont refusées, sans regarder il prend son parti d'aller à sa guise autour de lui. Est-il responsable de son isolement? S'il y est pour quelque chose, il ne s'en rend même pas compte. Il est le premier à souffrir de ne pas être compris, lui qui voudrait communiquer et qui ne sait pas faire passer le courant. Fil inutile... alors ne pouvant faire autrement, il se promène avec soi-même.

- Je connais ce texte, il est de toi et te découvre un peu plus.

- Tu connais mon oeuvre littéraire par coeur (s'amuse-t-il)

- Il n'y avait pas un instant de loisirs qui ne soit occupé à agrandir ta culture. Par le biais de la lecture, ta bibliothèque était bien fournie, par le biais de visites de lieux ou de monuments et par le biais de rencontres avec d'autres artistes ou intellectuels proches de ce milieu avec lesquels tu débattais du monde et au-delà.

- Et maintenant je débats de l'au-delà sur le monde.

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