lundi 22 septembre 2008

Mon père, ce sculpteur (8)

ET L'ARTISTE S'EN EST ALLE


Je restai seul. Je ne l'ai pas entendu partir. J'ai imaginé seulement.Il a dû mettre son chapeau,son écharpe, son manteau et a glissé vers la porte sans bruit comme il vécut.

FIN

dimanche 14 septembre 2008

Mon père, ce sculpteur (7)

CELUI QUI MONTRE LA VOIE


- Une oeuvre monumentale s'il en est. La plus haute de toutes, une des plus anciennes et certainement ton symbole, ton oeuvre maîtresse. Tu ne voulus jamais t'en séparer.

- Saint Jean Baptiste le juste, celui que l'on va voir, mais surtout celui que l'on entend. La parole exacte, le verbe haut. Saint Jean Baptiste couvert d'une peau de bête était plus somptueux que l'être le plus riche, ruisselant de pierres précieuses sur des vêtements brodés d'or et d'argent qui cachent la faiblesse humaine.

- Tu ne pouvais pas ignorer ce personnage biblique tant il incarne tout ce que tu aimes chez l'homme.

- L'humilité, la sagesse, mais la colère aussi et la violence du verbe. Il n'était pas de ceux qui cherchent, par plaisir personnel, à assister les autres sans se demander si cela leur sera agréable ou ne les importunera pas. Jean Baptiste aimait chacun et allait à la rencontre de ceux qui s'approchaient de lui, il ne s'occupait pas de ceux qui lui tournaient le dos. Que celui qui a un trop-plein d'altruisme en fasse profiter ceux qui en ont besoin et qu'il laisse les autres en paix.

- Comment as-tu imaginé cette oeuvre?

- Un de ces dimanches endimanchés qui suintait d'ennui. La révélation. J'ai pensé à lui dans toute sa force. Il était le précurseur. " Je suis la voix qui crie dans le désert." Disait-il. Je l'ai voulu, le visage et la forme, à peine humain, comme des apparences choisies par Dieu pour se faire entendre. Et ce doigt pointé vers le bas qui ordonne.

- Le saint absolu!

- La sculpture du saint, quand elle est proposée, chacun la juge selon son aspect, sa forme et les opinions peuvent être partagées, car elles s'attachent à l'oeuvre. Avec le temps tous ceux qui prient le saint représenté vont à la sculpture sans la voir canalisant leur coeur vers ce qu'elle évoque. Ce n'est qu'un point de fixation, une sorte de marche qui permet à leur esprit de s'élever. A la limite, en cet état, un simple morceau de bois pourrait provoquer le même élan et cela éloigne de toute adoration idolâtrique d'un objet matériel.

- On doit se méfier de l'adoration des représentations matérielles?

- Quand l'esprit est fermé, impénétrable que le courant ne passe plus qu'il ne peut plus rien recevoir ni absorber ni emmagasiner, il devient un bloc inerte que rien ne marque qui ne laisse aucune empreinte sur lui sans que cela ne semble vouloir changer. Plus de finesse, ni légèreté, ni subtilité, mais de la matière brute inanimée. Il est pauvre et méprisable. Et pourtant, cet esprit trouve le moyen de proclamer sa vérité comme LA vérité. Foutaises!

- Puisque tu as l'air remonté, dis-moi qu'est-ce qui t'agace ou t'agaçait le plus?

- Une multitude. D'abord le besoin de posséder, d'avoir à soi ce qu'a le voisin au risque de mettre en péril son équilibre de vie. Être avide c'est désirer ce que l'on a pas, être près de ses intérêts c'est veiller à préserver ce que l'on a. ensuite le besoin de dominer, d'obtenir un pouvoir. Mais avant de commander, il faut savoir obéir, car comment apprendre aux autres ce que l'on n'est pas capable de faire soi-même. Quoi encore? Cette recherche frénétique de l'aïeul glorieux ou méritant. Il est possible de se poser une question: ces ancêtres dont tant de gens s'enorgueillissent auraient-ils lieu d'être fier de leurs descendants? Ceci est valable aussi pour les filiations revendiquées quelles soient artistiques, politiques ou autres.

- Je retrouve en ce que tu me dis ta quête de l'humilité, mais ton regard sur ta foi a-t-il évolué, changé?

- On m'a inculqué une croyance, j'en ai tiré des convictions et jamais rien ni personne ne m'en a éloignée. Nos premiers parents déchus du fait de leur faute ont transmis cette faute à leur descendance comme un malade peut transmettre une maladie. Mais de même que la maladie peut connaître des remèdes, cette faute peut-être effacée sous l'effet de la grâce et de la contrition.

- Tu ne vas pas me parler des écrits de la genèse comme des vérités historiques. Ne me dis pas que tu remets en cause la théorie de l'évolution des espèces, Darwin et ses successeurs en ont démontré son évidence.

- La symbolique. Que fais-tu de la symbolique ? Lis ces écrits pour ce qu'ils sont. Expliquer Dieu dans sa puissance et sa gloire. Du néant il a créé le tout. Dieu est esprit donc immatériel, hors de toute mesure comme le temps ou l'espace qui ne s'applique qu'à la matière.
Quand Dieu a-t-il crée le monde ? Il a suffi qu'il ait eu l'idée pour que le monde fût.
Quand a-t-il crée l'homme et comment ? Il l'a pensé et l'homme a été conçu. De la matière, le souffle divin "immatériel" a dégagé ce qui devait devenir l'homme par une transformation progressive qui va durer longtemps avant que les êtres ne fussent en possession de toutes leurs facultés. Il y avait dans la première forme de vie l'idée de l'homme. La genèse explique cela sous une forme condensée pour être comprise, mais il faut se dégager de cette forme pour essayer de comprendre ce qui s'est passé.
Alors, comment concilier cette création collective, son évolution avec le péché originel ? La faute d'un être seul ne peut pas être celle de tous les autres. Dieu met simplement l'homme à l'épreuve de son amour et le juge en conséquence.

- Je ne crois pas au jugement de Dieu, car cela implique une condamnation et je ne pense pas que Dieu condamne.

- Alors à quoi servent les bonnes actions si celui qui les fait ne reçoit rien d'autre que celui qui ne commet que des exactions?

- Il me semble que tu as dit qu'il y a du bon dans le mauvais et du mauvais dans le bon. Ainsi, est fait l'homme, à chacun de trouver le bon équilibre. Je défie quiconque de m'assurer qu'il est fier de tous ses actes dans une journée.

- Je comprends ce que tu veux dire. Comme le marteau forge le fer, le combat forge l'âme et ce combat nous oppose à nous-mêmes.

- Comme Jacob avec l'ange. Nos tourments intérieurs sont bien assez nombreux qu'il nous faut une vie pour les maîtriser.

- Ces tourments qui créent la comédie humaine. Les rôles sont distribués. Il y a les riches, les pauvres et tous ceux qui se situent entre eux. Ceux dont l'aspect attirera, ceux qui n'attireront pas, les doués et ceux qui ne le sont pas: apparemment dissemblables. Dieu commande à tous, d'autres commandent à certains et obéissent à leur tour et il y a ceux qui ne peuvent qu'obéir. Aussi, dès l'instant de la création où chaque être est projeté sur terre sous la forme visible, il vivra et éprouvera tous les sentiments, les passions, les joies, les souffrances que ce rôle comportera. Mais dès qu'ils sortent de scène, les masques tombent et chacun est semblable à tous jugé par le créateur suivant la façon dont il s'est acquitté de sa mission.

- Cà ressemble un peu à la cérémonie des Césars cette vision du jugement dernier. Alors, tout n'est que représentation jusque-là ?

- Qu'est donc l'amour humain? D'où provient-il? Que sont les liens noués sur terre entre les êtres sinon les éléments de leurs rôles. Ainsi, celui qui a créé ces rôles peut les modifier, déplacer des êtres ou les reprendre en les faisant sortir de la scène du monde ou en les rappelant à la vérité de l'éternité, eux qui étaient pris par la fiction de la vie. En sorte que les particularités évanouies restent l'identité d'origine.

- D'où vient notre salut? De notre talent d'interprétation?

- Peut-être, car ceux qui seront reconnus seront ceux qui ont cru en leur rôle et qui ont essayé de le jouer avec le coeur, de toute leur âme. S'ils ne sont pas le souffle, ils sont ceux par qui le souffle passe. Ceux qui portent l'inspiration la font vibrer, sentir. Recréateurs en qui renaît l'oeuvre qu'ils marquent de leur frappe sur laquelle joue leur sensibilité, leur force d'expression. Bénis soient ceux par qui la vérité et la beauté passent!

- Mais ceux dont le rôle est néfaste aux autres, qui ont agi dans le mal, une bonne interprétation du rôle leur ouvrirait les portes de l'éternité?

- Que sait-on de leur rôle véritable? N'étaient-ils pas là pour former le coeur des autres hommes à combattre le mal qu'ils incarnaient si bien.

- Nous étions partis de l'expression qui émanait d'une sculpture de saint.

- Et nous avons fait de la rhétorique.

- Que cela ne soit pas dit de façon péjorative.

- Donnons-nous plus d'importance.

- Après tes oeuvres représentant des personnages, tu as sculpté des oeuvres différentes; des mains, des groupes de mains, des totems surprenants où visages, mains et pieds se succèdent en une colonne sans fin.

- J'avais envie d'expérimenter des formes penchées, évidées, déchiquetées, exsangues. Des formes qui étonnent, inquiètent, troublent la tranquillité, ouvrent des horizons comme la pierre qui fait buter le promeneur sur la route qui le réveille, le redresse, l'ouvre sur les autres et le sauve.

- Était-ce une difficulté supplémentaire?

- Dans une sculpture de tout le corps, c'est l'ensemble qui importe sans que s'impose une partie plus qu'une autre. Par contre quand on ne montre que des mains ou des pieds, ils doivent par eux-mêmes s'exprimer et parler. Ce n'est pas plus simple. J'ajouterai pour tirait un trait sur mes oeuvres que la sculpture se perpétue dans un socle de même nature, aussi divers, au lieu d'aboutir à un socle aux formes parfaites, mais froid et sans vie. J'ai toujours sculpté le socle dans la même pièce de bois que la sculpture qu'il supporte.

- Cette approche de la représentation de l'homme par "élément séparé" a été un virage dans ton oeuvre.

- Il y a la représentation et la création. Celle-ci peut s'éloigner plus ou moins de la réalité ou s'en détacher. Ce qu'elle en prend n'est que pour lui permettre d'exprimer quelque chose du domaine de la pensée grâce à un élément réel en le faisant vivre juste ce qui est nécessaire. Une parcelle détachée de l'ensemble qu'elle presse jusqu'à la faire crier, jusqu'à la faire parler sous la torture. Qui voit une main décharnée aux doigts écartelés ressent une chose que ne produit pas la main normale. Alors, l'oeuvre, matérielle en soi, s'élève; elle gagne le domaine de l'esprit. Rien n'est rien. Tout est quelque chose. Il y a quelque chose en chaque chose.

- Finalement, t'es-tu senti artiste totalement?

- Il y a celui qui crée et celui qui sait. Le premier ne possédant rien est léger comme un souffle. L'autre sent sa charge. L'un ne calcule rien, l'autre prépare son avance. Les pas de l'un précèdent sa pensée, les pensées de l'autre conduisent ses pas. J'ai été parfois l'un parfois l'autre, mais la foi en l'un comme en l'autre m'a toujours guidé.

- L'artiste et l'érudit.

- On dirait le titre d'une fable. Tu sais avec le temps, les années s'amoncelant et la maladie me rongeant, ma mémoire devenait un tonneau sans fond, ce que j'y mettais s'y perdait. De tout ce que j'ai appris, amassé par couches successives, je te laisse à penser ce que l'éponge du temps a pu en laisser.

- Tu as vécu une vie longue et parfois ardue. Je me souviens que tu n'avais pas la sensation d'être vieux. Quand tu voyais de la fenêtre de ton salon les personnes du troisième âge se réunissant sur la place du village pour une excursion en bus et qu'on te faisait remarquer que tu pourrais y participer, tu répondais: " Moi, avec ces vieux!" Alors que la plupart étaient bien plus jeunes que toi.

- L'âge n'est pas la vieillesse. L'âge exprime le temps, la vieillesse est la constatation d'un état. On peut être vieux sans être âgé et être âgé sans être vieux. L'esprit peut garder toute sa vigueur dans un corps épuisé et être endormi dans un corps apparemment sain.

- Ton corps était-il épuisé finalement?

- Il vient l'heure où l'exercice ne fortifie plus le corps, mais l'épuise comme un citron trop pressé, desséché. Descente apparente, le corps se dégrade, l'esprit se voile, l'horizon se rapproche réduisant l'univers de plus en plus à ce qui l'entoure qui peut-être palpé par des mains hésitantes et livré à des pas incertains.

- Tu te sentais appelé?

- Ce n'est pas facile à expliquer ce que l'on ressent à ce moment-là. Si les forces décroissent, si le regard tombe, si l'esprit semble s'éteindre, il s'élève, s'épure inconsciemment. Ce qui paraît chute, délabrement est dégagement de l'apparence, de la fiction terrestre et montée vers l'infini.

- Ainsi, tout se clôt.

- La représentation se termine, le costume rangé, le masque tombé, il ne reste plus qu'à marcher vers l'éternité et ne rien en dévoiler.

lundi 8 septembre 2008

mon père, ce sculpteur (6)

ON N'ENCHAINE PAS L'ESPRIT

- Quand je parle d'esprit, il me vient deux façons de l'aborder. L'esprit qui porte vers la spiritualité et l'esprit, siège des pensées.


- Plus l'esprit s'élève, plus il échappe aux regards de la foule pour ne plus atteindre que de moins en moins de monde.

- Tu étais, sans cesse, commandé par ces deux énergies. Des pensées, tu en avais à tout instant, ce qui te rendait absent des conversations familiales. Les repas à la maison étaient très souvent silencieux. Toi, dans tes pensées, mon grand-père, un petit peu sourd qui restait en dehors des conversations, ma grand-mère qui ne parlait pas, et qui la pauvre, avait perdu depuis quelque temps la notion du temps et l'identité des visages qui l'entouraient. Seule, maman réagissait aux propos que tenaient ma soeur et mon frère auxquels je participais avec la candeur et la certitude du dernier de la famille.
Quant à l'esprit et la spiritualité, j'en ai déjà parlé, mais il me semble impossible de ne pas y revenir régulièrement tant, durant toute ta vie, tu as agi en fonction de ce principe. Les écrivains dits "catholiques" avaient leur place dans ton panthéon personnel. Ainsi, dans les rayons de la bibliothèque se côtoyaient: Claudel, Mauriac et Gide. Bernanos dont tu étais loin de partager toutes les idées et même Ernest Renan dont "l'histoire de Jésus" avait pourtant enflammé les milieux religieux lors de sa parution.

- Lorsque la critique est faite avec talent, je l'accepte bien volontiers dès qu'elle est débarrassée de la mauvaise foi ou de la polémique qui est bien trop souvent l'habit dont elle est revêtue. Ces bas instincts comme celui de possession par exemple engendrent trop de maux, séparent les uns des autres, créent les différences d'où procèdent les oppositions.

- " On n'enchaîne pas l'esprit". Qu'en était-il du tien? Cet enchaînement que tu représentas dans une de tes oeuvres, était-il ton propre enchaînement à une philosophie chrétienne dont tu aurais voulu te détacher parfois? Ou te sentais-tu totalement libre de pensée et voulait ainsi exprimer ta liberté d'artiste et d'homme?

- Je ne me suis jamais senti enchaîner à une philosophie quelle soit chrétienne ou autre. Libre de pensée ? J'aurais aimé être celui qui passe sans être vu. Celui qui n'a rien et qui ne souhaite rien. Sans force physique, libre, ne dépendant de personne, ne s'attachant à personne, évitant tout lien insaisissable fort de sa faiblesse et pourtant existant.

- Un ermite en quelque sorte.

- Quelle qualité de coeur faut-il avoir pour l'être vraiment! Et quelle rébellion intérieure doit-on porter!

- Il est certain qu'il n'y avait en toi aucune rébellion exprimée. Ce sentiment ne faisait pas partie de ton éducation. Pourtant, choisir à un moment donné de s'exprimer artistiquement ne fut certainement pas sans inquiétude autour de toi. Quoique! puisque tes oeuvres étaient d'inspiration religieuse et que tu gardais une orientation professionnelle "correcte", ON pouvait te pardonner cet écart de conduite.

- Celui qui s'élève par son travail ou qui accomplit quelques actions d'éclat peut voir son mérite récompensé, mais l'artiste qui a exprimé ce qui lui est venu à l'esprit n'a été qu'un moyen au service de l'inspiration. Va-t-on récompenser le fil par où le courant passe? Ce ne fut pas si simple de faire accepter ma décision.

- Avec le temps, quand tu fus reconnu comme un artiste talentueux et que tu acquis une certaine notoriété, ON se montra à tes côtés. Je caricature un peu, mais j'ai expérimenté par moi-même, plus tard, l'état d'esprit de certains membres de notre famille, lorsque je décidai de suivre les cours d'une école de cinéma. Leur mépris pour ce genre d'activités qu'ils n'étaient pas loin de considérer comme oeuvre du diable n'était même pas masqué. De plus, je n'avais pas de quelconque cursus universitaire ce qui rendait mon choix encore plus irresponsable. Donc, si tu n'étais pas un rebelle, tu as agi tout de même en "original".

- Ils avaient peur de me voir très vite comme ces génies maudits; cassé, rigide, laminé, la peau jaune craquelée ou bien velu, ventru, la face épaisse, la trogne enluminée sentant la vinasse.

- Tu rigoles, là? Qui aurait pu tirer un tel portrait de toi ?

- Jusqu'au jour où le temps estompe tout cela, irradie l'esprit, fait dépasser le réel, l'élève à la mesure de sa démesure, au-delà de l'humain. Ne plus se voir tel qu'en soi même, mais s'imaginer autrement que l'on était, embelli au fur et à mesure par l'imagination, délesté en quelque sorte de la matière dont la vue faisait reculer. N'être plus que poésie solidifiée sur la voie de la légende.

- Il faut dire que notre famille avait des principes bien enracinés auxquels elle adhérait ce qui ne l'empêchait pas de posséder des qualités et des valeurs dans lesquelles je me reconnais sans réserve. Je dis cela pour expliquer dans quel contexte tu as évolué et quels efforts tu dus accomplir pour faire accepter cette expression de la sensibilité par les tiens. En parlant des tiens, je parle de ta propre lignée, puisque, je l'ai déjà raconté, ton beau-père fut plutôt un soutien dans ton choix.

- Ton grand-père savait donner même s'il râlait souvent. Donner est un acte gratuit sans contrepartie, mais il peut être divers. Il y a celui qui donne ce dont il n'a que faire, ce qui l'embarrasse, alors c'est lui l'obligé puisqu'il est libéré de ce qui le gêne par celui qui reçoit. Il y a celui qui donne sans se prier, poussé par quelques sentiments plus ou moins généreux même s'il veut faire plaisir. N'y a-t-il pas déjà là une récompense dans le plaisir tiré de celui qu'il procure? Mais celui qui se prive pour donner un morceau de pain à celui qui a plus faim que lui est un pur, plus pur encore que celui qui donne à un autre qu'il n'aime pas qui l'a blessé et qui s'impose ce service par devoir.

- Que dois-je en conclure?

- Que ton grand-père ne s'est privé de rien en m'aidant, mais que je crois malgré tout qu'il était un pur. Et qu'il faut se méfier des formules toutes faites, elles n'existent que pour nourrir notre orgueil même si elles portent en elles tout l'humanisme possible.

- Tu as eu cette phrase tout à l'heure, mais tu l'avais écrite en parlant de cette oeuvre qui montre un personnage prisonnier par des liens: "L'esprit plus fort que la souffrance qui peut-être le feu d'où jaillira la flamme."
Voilà exprimer une pensée qui pourrait presque définir ton cheminement.

- Tu ne parles de moi que sous ces termes de souffrance ou de douleur, mais ma vie n'a pas été que çà.

- Malgré tout, tu as connu la souffrance, tu as grandi avec elle. Et je pense que tu t'en protégeas en ouvrant ton esprit à la connaissance.

- La connaissance qui me permettait de m'isoler et de savourer ces instants de solitude. Cela me fait penser à cette histoire sur l'instinct grégaire.
Tous les hommes se précipitent pour aller brouter au même endroit en sorte que l'herbe se faisant rare, par suite de l'affluence, il naît une lutte sans merci entre les parties prenantes. Celui qui n'aime pas la cohue, la promiscuité, l'obligation de parler, de supporter les injures ou d'en donner à son tour, se tient loin du courant du monde et va par d'autres chemins.
Puisqu'il ne peut rien faire comme les autres, ignorant leurs horaires, leurs travaux et leurs jeux, toutes choses qui lui sont refusées, sans regarder il prend son parti d'aller à sa guise autour de lui. Est-il responsable de son isolement? S'il y est pour quelque chose, il ne s'en rend même pas compte. Il est le premier à souffrir de ne pas être compris, lui qui voudrait communiquer et qui ne sait pas faire passer le courant. Fil inutile... alors ne pouvant faire autrement, il se promène avec soi-même.

- Je connais ce texte, il est de toi et te découvre un peu plus.

- Tu connais mon oeuvre littéraire par coeur (s'amuse-t-il)

- Il n'y avait pas un instant de loisirs qui ne soit occupé à agrandir ta culture. Par le biais de la lecture, ta bibliothèque était bien fournie, par le biais de visites de lieux ou de monuments et par le biais de rencontres avec d'autres artistes ou intellectuels proches de ce milieu avec lesquels tu débattais du monde et au-delà.

- Et maintenant je débats de l'au-delà sur le monde.

lundi 1 septembre 2008

Mon père, ce sculpteur(5)

LA DOULEUR DE LA MERE

- Décidément, tu te complais dans le drame.


- Je ne fais que reprendre le titre que tu avais donné à l'une de tes premières sculptures; la descente de croix. Cette oeuvre date de 1960. Incroyable talent. Tu réalisas, dès cette époque, une pièce maîtresse de ta collection.

- Appelons çà, la chance du débutant.

- Il n'est pas question de chance, c'est du talent. Le don qui s'offrait à la lumière.

- Je te l'ai déjà dit; l'oeuvre n'est pas voulue, mais trouvée. J'avais rencontré, en la circonstance, l'inspiration qui se concrétisa en cette scène dramatique.

- Un disciple douloureux soutient entre ses bras, Jésus, le visage encore marqué par la douleur de son supplice et face à eux, bien droite, le visage digne, Marie, la mère, dans son chagrin tout intérieur. Oeuvre magistrale et dramatique, on sentirait, à travers le bois, le coeur de cette mère qui bat trop vite pour ce fils sacrifié à qui elle essaierait, par son simple regard, de redonner vie.

- Parce que je l'ai imaginée comme mère et non comme mère de Dieu. Et la mère espère encore en la vie de son fils.

- Comment ignorer, bien sûr, en regardant cette sculpture, la douleur de ta propre mère face à la mort de sa fille Geneviève que chacun appelait Ginette.

- Tu sais, très sincèrement, je n'ai jamais pensé à cette relation lorsque j'oeuvrais à cette sculpture, ni même une fois terminé.

- Pourtant, ce drame familial plombera tant ton coeur ainsi que celui de tes parents que je reste persuadé que la tristesse apparente de tes oeuvres ne peut avoir d'autres origines que celle-là.

- Tu sais ce que je pense sur la soi-disant tristesse de mes sculptures.

- Certes, mais laisse-moi croire que la douleur s'installa plus dans ce qui suivit la mort de Ginette que dans sa mort en elle-même.

- Qu'est-ce qui te fait dire çà ?

- Déjà enfant timide s'exprimant peu, ce sont tes cousines germaines qui me le confièrent, tu fus désemparé devant la disparition de cette soeur aînée drôle et enthousiaste qui te laissait seul face à toi-même et à tes peurs dans une atmosphère lourde et pesante qu'installât peu à peu ma grand-mère.

- Nous touchons l'intime. Je sais que tu es mon fils et que notre conversation pourrait devenir une "confession d'outre-tombe " mais, laisse-moi mes battements de coeur et parlons art et sculpture, s'il te plait.

- Il n'y a pas d'oeuvre innocente, de créativité du hasard. Tout se suggère, toujours. Pourquoi l'inspiration de l'artiste est-elle ainsi et pas autrement ? Pourquoi as-tu été inspiré par Le Gréco ? Pourquoi as-tu choisi la sculpture plutôt que la peinture? En as-tu eu le choix? Quelle force intérieure t'a guidé sur cette voie? Tant de questions qui entourent la créativité, l'inspiration. Saura-t-on jamais par quelles connexions tout cela ne se met en place?

- L'espérance! que fais-tu de l'espérance? C'est elle qui alimente la foi. Devant les mystères, l'homme dit qu'il ne croit qu'à ce qu'il comprend. Pourtant, s'il est malade, il accepte le diagnostic rendu par le médecin ainsi que le traitement sans chercher à comprendre.

- Excuse-moi d'insister, mais tu ne pouvais pas exprimer ton art sans exprimer ta tristesse intérieure. Tu devais le faire pour survivre, pour échapper aux fantômes qui te poursuivaient depuis ce mois de décembre 1925. Tu aurais pu en être malade gravement ou en mourir. L'art t'a sauvé, t'a prolongé et l'amour de maman a fait le reste.

- Elle fut vraiment la chance de ma vie. Non seulement notre rencontre fut inespérée, mais l'amour qui en suivit ne prit jamais une ride. Ta mère fut jusqu'à mon dernier jour mes béquilles indispensables.

- Ce chemin que vous avez tracé et partagé pendant plus de cinquante ans était votre chemin. Votre rencontre fut peut-être provoquée, mais l'amour qui en est né a trouvé sa force dans l'envie de ces deux coeurs d'exister pour eux, loin des souffrances du passé, comme si enfin, grâce à ma mère, tu allais naître une nouvelle fois, vierge des troubles intérieurs qui te minaient peu à peu. Ton don pouvait alors peu à peu s'exprimer sans honte ni peur. Un cadeau de la destinée pour illuminer la deuxième partie de ta vie.

- L'amour est incompréhensible. Il te prend par la main et t'entraîne où il veut. Tu n'as qu'à l'accepter ou l'oublier. Je l'ai accepté avec ses instants de bonheur et ses contraintes aussi. La fidélité ne s'achète pas, mais se mérite. L'amour, c'est le visible qui suggère l'invisible. Barreaux de l'échelle qui permettent à l'esprit de monter sans s'attacher à ce qu'il voit vers ce qu'il ne voit pas et à quoi il tend.

- Il est donc normal que l'une de tes premières sculptures fasse référence à la douleur de la mère, comme pour définitivement t'en débarrasser et l'exposer ainsi aux yeux de tous. Même si le message ne pouvait être perçu que par ceux qui connaissaient ton histoire, tu avais osé lier la douleur originelle, la souffrance physique d'un fils mêlé à la souffrance morale de la mère, à une douleur simple d'une mère parmi tant d'autres, privée de sa fille. Tu mêlais ta vie à ta foi chrétienne pour dire combien cela fut étouffant, mais que de la plus terrible épreuve naissait l'espérance.

- Ah tu vois! l'espérance. Qu'est ce que je disais?

- L'éternité de l'âme ou le chemin qui se prolonge au-delà de notre vue.

- L'esprit rend tout immense.

- Je n'allais jamais te voir travailler. Aurais-tu aimé çà ? Je pense que tu préférais rester seul dans ton atelier, sans témoin, sans distraction. Le travail du bois demande tellement de concentration et d'application que je t'imagine bien me rabrouer devant mon indiscrétion.

- Que dirais-tu si on venait te parler ou regarder par-dessus ton épaule pendant que tu écris?

- Tu connais ma réponse. C'est notre jardin secret et nous entrouvrons la porte qu'avec parcimonie.

- Au mieux.

- Tu avais une sorte de rituel dans ton approche de l'art. Toujours le même maillet et les ciseaux à bois, aiguisés à la roue à eau. Rien de moderne, pas d'appareils électriques, de mini rabot ou autre ustensile plus récent. Non, seulement les instruments éternels du sculpteur. Tu travaillais comme ces prédécesseurs des temps jadis, à la force du poignet.

- À quoi m'auraient servi ces appareils modernes? Le ressenti de la matière était mon seul guide. Le maillet, le ciseau à bois résonnaient dans ma main et se propageaient dans chaque cellule de mon corps, c'est ainsi que venait l'oeuvre. Cela n'aurait pu être avec ces instruments bruyants et déshumanisés.

- Si je comprends bien tu voulais sentir sous tes coups le bois qui cède ou résiste, orienter ton ciseau de façon à ce que le coup suivant aboutisse à ce que tu recherchais, vivre ton art comme un apprenti du moyen âge ou des temps plus anciens, jouir pleinement du travail fini quand l'oeuvre se donnait à toi dans toute sa beauté après tant d'heures de travail.

- Tu as compris.

- Je me souviens qu'il t'arrivait de démarrer une sculpture, puis de l'abandonner quelque temps, en commencer une autre, revenir à la première, ainsi de suite au gré des caprices de ton inspiration.

- La sculpture n'est pas un meuble, c'est ou tente d'être de la pensée solidifiée. Et le propre de la pensée est de venir, de s'égarer et de réapparaître ou de se perdre à jamais.

- Cela me fait me souvenir d'une statue inachevée et abandonnée sous ton établi. Elle représentait un visage d'enfant, les bras tendus devant lui vers je ne sais quel secours. Un jour, en mal d'inspiration photographique, je pris cette statue et la posant au sol la prit en photo. Sa position particulière donnait l'impression que cet enfant sortait de la terre. Saisissant. Tu vis mes photos et ne disant rien tu finis la statue, le vernis et l'installa avec les autres dans la maison. Depuis elle, orne la chambre de mon fils.

- L'oeuvre d'art est communication. Sous cet angle, sa qualité dépend donc de son aptitude à la réaliser. Quand cette oeuvre est terminée c'est-à-dire lorsque l'auteur n'a plus rien à lui dire, à lui faire dire, elle est livrée au public. À partir de ce moment, elle devient indépendante séparée de son "père" qui n'est plus qu'un spectateur comme les autres bien qu'elle ne cesse cependant de porter son empreinte. Alors pourra se nouer des échanges entre celui qui regarde et l'objet regardé et s'instaurera un dialogue, se créer des contacts d'esprit à esprit auxquels l'auteur n'a jamais pensé, car la contemplation pourra provoquer autant de réactions que peut-être différent l'univers particulier de chacun. De cette réalisation dépendra la vie de l'oeuvre selon l'importance et l'exclusivité des échanges par la magie de son langage. Mais aussi l'appel de l'oeuvre pourra ne pas être entendu, aucun contact ne passera, elle n'éveillera pas d'écho, elle ne sera pas sentie. Il y a des cris qui ne sont pas entendus parce que le vent est contraire ou qu'il retentit dans le désert des esprits ou encore que ces esprits sont absorbés par des soucis ou des peurs qui les rendent sourds. Toi, tu l'as entendue, cette oeuvre, bien mieux que moi et tu me l'as fait aimer telle qu'elle était. Ainsi va la magie des rencontres artistiques bien plus mystérieuses que les rencontres sentimentales.

- Lorsque tu ne sculptais pas, tu pensais sculpture. Assis dans un fauteuil, un bout de crayon mille fois aiguisé à la main, un bout de papier, tu dessinais. Tu faisais des croquis de sculptures futures. Tu avais dans ta tête l'oeuvre terminée, tu la reproduisais d'un trait assuré. Il ne te restait plus qu'à trouver le bois qui correspondait à ton idée.

- Ce qui n'était pas une mince affaire. Le bois idéal pour la sculpture se faisait toujours plus rare.

- Je pense, malgré tout, que ton métier d'expert agricole devait t'aider à trouver la matière première à un prix abordable.

- C'était un avantage, c'est certain.

- Le bois avait et garde toujours, et de plus en plus, une valeur marchande. Tu trouvais donc de vieilles poutres dont personne ne voulait. Tu aurais plus de mal de nos jours où tout ce qui est vieux est cher tant la vente de "l'authentique" est un business très lucratif. Tu les emportais dans ta voiture, une vieille 203 ou plus tard une Diane et aussitôt arrivé à la maison, tu te mettais au travail, traçais les contours à la craie et attaquais le bois, impatient de sentir comment il allait réagir. Je t'imagine au volant de ta voiture, tourner et retourner cette pièce de bois dans ta tête cherchant par où l'aborder et vers quelle oeuvre elle te mènerait.

- Je choisissais ces pièces de bois avec une grande minutie. Je savais ce que je voulais y faire naître encore fallait-il que la matière le veuille aussi. Le bois devait être, une fois travaillé, l'interprète de mes émotions peut-être pour m'en débarrasser.

- Alors, exorciser la douleur de la mère? Pas certain. Toute ton oeuvre restera empreinte de cette déchirure. Pas un personnage qui sourit ou qui redresse la tête. Pas une main qui se tend sans implorer. Tu étais à jamais marqué par la tristesse, mais au moins tu la faisais partager à tous et cela t'aidait à la dépasser.

- Il n'y avait pas que cette impression de recueillement, je voulais aussi exposer toute une gamme de sentiments parfois contradictoires.

- Ce "recueillement" comme tu l'appelles était doublé d'une pudeur, voire d'une pudibonderie à toute épreuve.

- Vers quel chemin veux-tu m'entraîner?

- Tu suivais à la lettre les avis des saintes Écritures. La sexualité était un sujet tabou. Même tout ce qui pouvait s'approcher du désir était prohibé. S'il y avait un film qui passait à la télévision, tu regardais dans le Télé 7 jours, la côte catholique. Si elle n'indiquait pas "pour tous", pas de film. Un baiser sur l'écran, la télé s'éteignait. Une femme quelque peu dénudée dans un journal, la page disparaissait. Tu avais été élevé comme çà, tu n'allais pas agir autrement. Tu ne pouvais pas imaginer, par exemple, que l'on puisse avoir des relations sexuelles avant le mariage. Là par contre, cette conviction fut mise à rude épreuve par la libération des moeurs dont mon frère fut le représentant dans la maison.

- Ce n'était pas de la pudibonderie, seulement l'expression concrète d'un amour qui ne se donne qu'une fois sous toutes ses formes. Et qui mérite bien pour cela un engagement solennel.

- Cela étant, tu n'étais pas le seul à réagir ainsi. Mes grands-parents paternels, déjà âgés n'avaient plus d'opinion sur le sujet, ils l'ignoraient. Par contre, mon grand-père maternel, le propriétaire de la maison d'Ustaritz, "Aïta", ne rigolait pas non plus avec les bonnes moeurs. Et lui par sa stature et sa voix ne me donnait pas envie de le contredire en quoi que ce soit. Car ayant hérité de ta part une timidité extrême, ce grand-père, fort en gueule me bousculait régulièrement pour me faire réagir et faire de moi un "homme" à sa façon. Sa méthode ne me fut guère d'un grand secours.

- Si tu mets une étiquette prestigieuse sur une bouteille pleine d'un vin ordinaire, celui-ci ne sera pas pour autant changé et le grand vin, privé de son étiquette ne perd pas pour cela de sa qualité. Ton grand-père abusait de sa stature imposante, mais il était seulement maladroit dans sa tendresse.

- À propos de tendresse et puisque tout à l'heure nous parlions d'élan amoureux, nous ne savons rien de ta vie sentimentale avant de rencontrer maman.

- Peut-être qu'il n'y a rien à en dire.

- En feuilletant de vieux albums photo, on peut te voir sur certaines d'entre elles, assis auprès d'une jeune fille souriante que je n'ai pu identifier. Il se peut que ce fût l'une de tes cousines germaines ou de parenté plus lointaine, mais peut-être, était-elle la fille de connaissances de mes grands-parents ou une amie d'une de tes cousines? Elle était ravissante et toi, impeccable, dans un costume clair, à ses côtés, immobile.

- S'exprimer par un geste ou par l'immobilité, le geste peut parler, l'immobilité aussi qui conduit à la solitude même dans les groupes, même dans un couple, chacun reste replié sur soi. Qui ne voit rien autour de soi est seul.

- Tu veux dire que ces photos n'ont rien à dire d'autres que ce qu'elle montre; deux jeunes gens côte à côte et qui ne s'en diront pas plus?

- Interprète cela comme tu veux.

- Les photos datent de 1932, tu avais vingt-quatre ans. Ne me raconte pas d'histoire, elle pouvait être un de tes premiers élans de coeur? Une lumière dans l'obscurité de ta vie? ...Tu ne réponds rien? Donc je ne le saurai jamais. Mais il me plait de croire que tu ais pu recevoir de la tendresse ou plus de la part d'une jeune fille de ton âge à la beauté éclatante, illuminant à jamais quelques photos en noir et blanc.

- Un souhait très romantique. N'oublie pas que l'amour ne se donne qu'une fois.

- Comment peux-tu être sûr que cet élan que tu éprouves pour cette jeune femme n'est pas la genèse de ton histoire d'amour?

- Encore faut-il qu'il y ait eu élan.

- Bien sûr. J'insiste sur cette tranche de vie et cette réserve qui t'habitait. D'abord, parce que sur les photos de l'époque, tu as ce regard lointain, ensuite parce que mes tantes, tes cousines germaines, m'en ont parlé et cette souffrance, ce sont elles qui me l'ont décrite et expliquée.

- Elles n'en connaissaient que l'aspect extérieur et ce qu'elles prenaient pour de la souffrance pouvait être toute autre chose.

- Il est évident que les jours se succédant, la douleur de la mère prit un aspect différent, moins affiché, plus intériorisé. Quand une personne refuse le deuil d'un être cher, rien ne pourra lui rendre l'envie de vivre dans la légèreté. Alors, j'imagine que ma tante Ginette disparut peu à peu des conversations de la maison et que son absence fut acceptée enfin, mais cela ne redonna pas de couleurs aux habits de ma grand-mère ni de la joie dans sa voix. Le coeur restait lourd à jamais même si elle feignait d'avoir dépassé cela. Sur ces photos prises dix ans après la mort de sa fille, son sourire restait timide. Mon grand-père, lui, gardait le visage fermé, peu expressif et je suis frappé par la ressemblance entre le visage de cet homme touché en son coeur par la perte de son unique fille et celui de tes statues. Tu avais représenté la douleur de ta mère dans l'attitude et la tristesse de ton père par le physique.

- À ton âge, on monte... Au leur on descend.

- Et encore, en observant de plus près chacune de tes oeuvres, j'ai l'impression que les visages masculins sont empreints de tristesse, alors que les visages féminins sont plus sereins, plus paisibles comme protégés de sentiments trop négatifs.
Je voudrais rapprocher de " la douleur de la mère", une autre de tes oeuvres que tu as intitulé "l'amour inquiet". Cette sculpture est une maternité où l'on voit deux enfants aux pieds de leur mère. L'un regarde dans une direction alors que l'autre tend les bras vers sa mère qui fuit son regard et scrute l'horizon, le visage inquiet. Encore une fois une ambiance étrange entoure cette oeuvre. La mère ne se préoccupe pas de cet enfant qui l'implore, mais semble chercher au loin une réponse à son inquiétude. L'autre enfant, lui plus petit, ne s'intéresse ni à son frère ou sa soeur, ni à sa mère comme si la dramaturgie qui s'installe ne le concerne pas. Pourtant, la mère, de ses deux mains démesurées, protège chacun de ses enfants.
Cette oeuvre me semble aussi exprimer une douleur. Plus que l'inquiétude d'une mère, il y a dans cette sculpture la préface d'un drame comme l'humanité a parsemé son histoire. Je pense à l'abandon. Un abandon forcé par des circonstances exceptionnelles. L'abandon, de leurs enfants, par ces mères qui savaient qu'elles allaient mourir et qui voulaient, par ce geste, leur donner une chance de survivre.
Tu n'as pas subi la déportation, ni aucun membre de notre famille, ce n'est pas là qu'il faut chercher l'origine de cette oeuvre. Il s'agit d'un autre abandon, plus masqué. Celui d'un amour qui est, mais qui ne se dit plus. Après la mort de ta soeur, tu as pu ressentir cela de la part de tes parents. Et plus spécialement de la part de ton propre père. Je suis persuadé que mon grand-père, homme réservé, n'a rien fait pour t'aimer à coeur et mots ouverts. La plaie, comme je l'ai déjà dit, ne pouvait pas se refermer. On cohabitait sans plus rien se promettre. Ta mère, elle, a dû t'accompagner quelque temps avant de te laisser te débrouiller dans le monde adulte. Y étais-tu vraiment préparé? Je n'en suis pas certain.

-Un artiste en s'exposant dans tous les sens du terme se met à nu, mais garde malgré tout une part de mystère. Car si ses émotions sont là et éclatent dans ses créations, qu'en est-il de l'esprit qui les a laissées s'exprimer?