vendredi 29 août 2008

MON PERE CE SCULPTEUR (4)

LE GRECO ET LES AUTRES


- Cela tombe bien, je voulais parler de tes sources artistiques. Sources dont tu essayas de me rapprocher, l'air de rien, au détour d'une peinture ou d'un livre d'art négligemment oublié sur la table du salon.

Le 5 août 1961, le groupe du grenier d'Ustaritz exposait dans sa grange-galerie de Contourloenea. Les journalistes relatèrent comme à chaque fois le vernissage et les oeuvres présentées. Le représentant de Basque éclair, Étienne Salaberry, titra son article: Guy Laurendeau de Juniac : Un Gréco du burin.

Je pense qu'à la lecture de ce titre tu as dû sentir ton coeur s'accélérer.

- La filiation était hardie et inespérée.

- Domenico Theotokopoulos dit Le Gréco, était un peintre crétois du XVIe et XVIIe qui s'exila en Espagne, du côté de Tolède. Tu as toujours revendiqué cette filiation avec ce maître de la lumière aux personnages torturés. Si l'on regarde par exemple le saint Paul peint par l'artiste, on y retrouve ce même visage anguleux, cette barbichette pointue et ce regard absent qui caractérisent tes oeuvres. Tu as été inspiré par ce peintre et cela toute ta vie.

- Je m'imprégnais de ses oeuvres. Ce n'était pas des tableaux que je regardais, c'était un semis de pensées. Dans la fécondation il y a la part de celui qui apporte l'élément de vie et la part de celui qui le reçoit qui le nourrit en lui-même. Si, en regardant l'oeuvre, l'esprit est frappé, il naît en lui une pensée, des images en rêve... Tout un monde qui lui reste personnel, qu'aucun autre ne concevra peut-être puisque chacun donne naissance à son propre enfant et que de la même semence peut éclore les oeuvres les plus différentes, les plus incomparables, diverses jusque dans la ressemblance. Le danger aurait été de me croire lui. Je n'ai jamais cherché à être celui que je n'étais pas, je me suis appliqué à rester celui que j'étais tel que Dieu me fit.

- Si tu avais été peintre, aurais-tu recherché cette filiation de façon encore plus proche?

- Non, comme je viens de te le dire, l'artiste doit être soi et non pas les autres. J'aurais travaillé ma propre approche sur les couleurs et la lumière, tellement présente, vivante, dans les peintures du Gréco.

- En choisissant une autre matière pour t'exprimer, tu t'es éloigné de ce parrainage, tu t'es débarrassé d'une possible imitation du peintre crétois, tout en reconnaissant l'influence du maître de Tolède, en sculptant ces visages émaciés.

- Le Gréco était aussi un artiste d'inspiration catholique qui fut le peintre de la contre-réforme en Espagne. Ses mécènes étaient surtout des hommes d'église qui recherchaient des artistes capables de célébrer la gloire du Christ et celle des saints avec le plus de réalisme possible.

- Voila quelque chose que tu aurais aimé; glorifier les saints.

- Il s'agissait avant tout d'un engagement. Choisir un camp dans un combat absurde pour des eaux communes. La loi du plus grand nombre est-elle la loi juste? J'aurai aimé représenter les saints, mais comme le pont reliant les deux rives qui s'abreuvent au même fleuve qui se jette lui-même dans un seul et unique océan. Seule la gloire de Dieu est le but, peu importe le courant qui y mène.

- À ta façon, tu as toujours combattu l'intolérance en ne fermant ton écoute à aucun.

- Prétendre que les êtres qui appartiennent à tel groupe de pensées sont supérieurs à d'autres n'a pas de sens. Ils sont seulement différents. Cela n'empêche pas les rapprochements, bien au contraire, ce sont eux qui enrichissent l'homme quel qui soit. Mais manger la même soupe n'impose pas de manger dans la même assiette.

- En ces siècles, les temps étaient instables et les guerres ne manquaient pas.

- Au sein même de la chrétienté. On se tuait entre chrétiens pour des alliances, des richesses. La papauté n'étant pas la dernière. Nous étions dans les temps obscurs de la religion. L'inquisition proscrite en France depuis 1560 régnait en Espagne avec la cruauté que donne la conviction d'être dans le juste chemin.

- Le Gréco signera, durant cette période malheureuse, quelques toiles magistrales représentant des épisodes des évangiles tel que "la Vierge à l'enfant" - "Saint Martin et le Mendiant" - "Le Christ chassant les marchands du temple" ou un saisissant "Saint-Jérôme ".

- J'aime à penser que ces représentations torturées exprimaient son dégoût des bassesses des puissants. Les thèmes des tableaux que tu viens de citer n'étaient certainement pas innocents. "Saint Martin et le mendiant" ou "le Christ chassant les marchands du temple" sont lourds de symboles en cette période où le profit et le matériel laissaient peu de place dans le coeur des puissants à la méditation et la prière. L'homme n'est jamais aussi misérable lorsqu'il trahit la pensée d'amour originelle d'une quelconque religion ou idéologie en semant destruction et mort.

- J'imagine bien l'effet qu'ont dû produire les oeuvres du peintre crétois sur toi qui avais souffert, qui connaissais la douleur intérieure et qui, pour la première fois, pouvais l'apercevoir, la reconnaître sur des toiles lumineuses d'un génie du XVIe siècle.

- Je ne sais plus quand et comment la rencontre s'est faite, mais je compris très vite que j'avais trouvé ce que je cherchais, mon lien avec la communauté des hommes; l'art allait m'aider à m'y installer.

- Tout d'un coup, tu savais qu'on pouvait extérioriser ses peines et les transmettre aux autres pour qu'ils les reconnaissent leurs.

- C'était un peu çà.

- À partir de là, le don qui dormait profondément au fond de ton coeur, s'éveilla et fit tout pour te pousser à oser exorciser tes frustrations de l'adolescence.

- Ce ne fut pas si simple et si rapide. Il me fallut encore beaucoup d'années avant d'aboutir à ce que tu dis. À supposer que j'avais besoin d'exorciser d'éventuelles frustrations de l'adolescence.

- Pour anecdote, je m'amuse à penser que tu fus subjugué par un artiste crétois comme je le fus à mon tour par un autre artiste crétois, celui-ci écrivain; Nikos Kazantzaki, un tourmenté de la foi, lui aussi.

- En cela, nous ne sommes peut-être pas si éloignés l'un de l'autre.

- La gloire de mon père ne fut pas d'abattre deux perdrix comme l'a si magnifiquement raconté Marcel Pagnol. Non, ta gloire est d'avoir osé exprimer ton don et l'exposer à la critique de tous. Bien sûr ta reconnaissance artistique est restée régionale, mais ce n'est pas l'étendue géographique d'une renommée qui lui donne une valeur quelconque. Si tu avais pu exposer en d'autres endroits du monde, tu aurais reçu ta part de félicitations de la même façon. Tu étais un sculpteur d'un coin de France, mais ton oeuvre était et reste universelle.

- L'oeuvre, si elle subit les atteintes du temps comme un visage, elle en est que plus vivante. Cela dit, rappelle-toi l'exposition de Nice, ce ne fut pas un triomphe.

- Tu exposais dans un hall d'aéroport. As-tu déjà vu un lieu aussi mal approprié à la contemplation d'oeuvres d'art?

- Il y avait beaucoup de passage.

- Du passage, tu l'as dit. Les gens ne faisaient que passer en transit entre deux destinations ou pressés de rejoindre la porte qui se trouvait dans le prolongement de l'exposition. Souviens-toi, l'espace qui t'avait été réservé se trouvait à l'étage sur une sorte de mezzanine qui était le passage obligé vers les toilettes. Tu imagines bien que les passants n'allaient pas s'attarder dans un sens comme dans l'autre. Ils n'étaient pas des chalands, mais des "pas pressés", très pressés.

- Ceux qui passent sans voir insensibles ou absorbés... Quelle force pèse sur eux, les étouffe?

- Tu as tout de même, vendu une oeuvre à un collectionneur parisien.

- Qui l'a marchandée comme un vulgaire objet. Chose humble qui n'a d'autre valeur que son utilité pour celui qui s'en sert.

- Nous en revenons au pouvoir des puissants.

- C'est le pouvoir qui donne la puissance. S'il le perd, le puissant n'est plus qu'un individu parmi les autres. Celui qui le remplace sera, lui-même, remplacé par un autre et ainsi de suite. Il pourra toujours penser à sa statue érigée sur la place de la notoriété et qui n'existe plus. Il ne lui restera plus qu'à cultiver la sagesse et ainsi être celui qu'il aurait dû être ou plonger dans l'amertume et s'y noyer corps et âme. La reconnaissance est éphémère. Il ne faut pas vouloir être et avoir été! être, ce n'est pas durer.

- À dialoguer avec toi depuis tout à l'heure, je me rends compte que tu restes un homme plein de mystères. T'avoir côtoyé pendant autant d'années et en savoir si peu sur toi me paraît, aujourd'hui, dommageable. Les regrets ne servent à rien, bien sûr, mais tout de même, j'aurais bien aimé connaître la genèse de ton histoire, de ta vie d'artiste. Comprendre comment un jour tu décidas de sauter le pont, de plonger dans l'eau de la démesure, du non-conformisme en te déclarant artiste et en le prouvant.

- N'avons-nous pas levé un pan du voile?

- Il est vrai, je l'ai déjà dit, que tu parlais peu. Tu t'es confié, comme jamais tu l'as fait. Du temps de ton vivant, il aurait fallu que je m'intéresse un peu plus à toi et que je t'interroge, j'aurais certainement eu les réponses. Mais la vie est passée là-dessus et il me reste ces extraits de toi, puisés dans tes réflexions.

- Nous avons débattu quelques fois "de mon vivant".

- C'est vrai, mais pour déclencher un échange avec toi, il fallait un événement bien particulier. Tel que fut celui où enfant, j'avais douze ou treize ans, je fis deux voyages scolaires en Italie, l'un à Rome, l'autre à Venise. J'en revins les yeux remplis des merveilles de la Renaissance.

La ronde des peintres italiens du XVe et XVIe siècle trotte, encore, dans ma tête. Raphaël, Fra Angelico, Le Titien, Caravage, Michel-Ange et tant d'autres. Admirer cette multitude d'églises qui offraient tant de merveilles, pour l'enfant que j'étais, restera un souvenir inoubliable. Devant ces tableaux, ces fresques, ces panneaux muraux entiers, je restais pétrifié. Tant de beauté et de perfection étaient donc possibles. La Chapelle Sixtine m'a estomaqué. Et c'était vrai, alors que la tête en l'air et le regard courant d'un panneau à un autre, je me nourrissais de ces peintures, mon estomac se baladait d'un côté à un autre comme s'il digérait toutes ces formes et ces couleurs avec difficulté, comprimé par une émotion trop forte. En te racontant cela, je voyais un large sourire sur ton visage, les yeux brillants.

- J'ai rencontré l'art contemporain du côté de Saint-Paul-de-Vence. Somptueux hommage bien qu'inanimé et ayant la froideur d'une nécropole. Chagall, Miro, Giacometti, Léger et tant d'autres tout aussi magnifiques. J'ai visité le Louvre à une époque où les têtes étaient tournées vers d'autres préoccupations. Paris outragé et pas encore libéré. C'est peut-être à cette époque que je rencontrai pour la première fois Le Gréco.

- Tableau unique au Louvre, mais quel tableau!

"Le christ en croix". Comment douter quand on regarde cette oeuvre que ce fut là, avec elle, qu'eut lieu la rencontre. Tant de similitudes entre cette représentation d'un Christ agonisant et tes propres oeuvres!

- C'est fort probable, mais tant de ses peintures m'ont marqué.

- Si tu avais pu, tu aurais fait le tour des musées l'exposant.

- Ce n'est pas certain, les reproductions de ses oeuvres dans des livres le concernant me suffisaient. Non, des musées, j'aurais plutôt choisi d'y découvrir ces artistes obscurs, oubliés du temps et qui malgré tout remplissent les salles. Musées du monde, existeriez-vous s'il n'y avait pas des misérables pour vous emplir de beauté! Cela étant, pouvoir courir d'une église à un musée dans Rome ou à Venise comme tu l'as fait et y admirer les artistes de la Renaissance; j'en ai rêvé.

- Tu y étais avec moi, tu visitais le chef-d'oeuvre de Michel-Ange toi aussi. Tu admirais dans la chambre des signatures du Vatican les fresques de Raphaël (l'école d'Athènes ou la dispute du Saint-Sacrement), tu restais sans voix, devant le "saint Mathieu et l'Ange "du Caravage à l'église Saint Louis des Français. Tu entrais à la galerie Borghèse et t'attardais devant "l'Amour sacré et l'Amour profane" du Titien et là encore deux Caravage

(Saint-Jean et l'agneau et Bacchus malades) puis l'inquiète" Dame à la Licorne" de Raphaël.

- Arrête! j'en ai le tournis. C'est trop de merveilles en même temps.

- Ce voyage virtuel de quelques instants que nous fîmes ensemble nous réunit comme jamais en une même émotion.

- Je veux bien le croire.

- Tu voyais naître en moi l'amour de l'art alors que je découvrais une dimension nouvelle à la vie. Jamais plus, je ne pourrai croiser un tableau sans y poser mes yeux dessus.

- Tu venais de comprendre que l'art est une émanation de la vie. C'est moins le fait d'une oeuvre plastique que d'une pensée consignée dans la matière.

- Mais l'artiste ressent-il aussi cette émotion devant son oeuvre achevée?

- Il faut comprendre que l'artiste est toujours en mouvement. Quand on juge une oeuvre d'inspiration nouvelle, celle-ci ne l'est déjà plus pour son auteur qui va vers d'autres horizons, car l'oeuvre, une fois faite, ne bouge plus et devient indépendante. Elle marque un certain temps dans la pensée de celui qui s'est déjà éloigné. Il avance en éclaireur à la recherche de l'inconnu, prêt à capter ce qui soudain fera irruption dans le champ de sa sensibilité.

- Ce premier choc artistique fut suivi de quelques autres. Des groupes d'artistes tels que les Impressionnistes et des artistes n'appartenant à aucune école comme Delvaux, Gaugain.

- Je me sentais moins proche de cela, mais il y a beaucoup d'habilité dans ces oeuvres-là. Il ne faut pas confondre habilité et création. L'habilité est une valeur acquise faite de dispositions personnelles et de travail. La création est impondérable et insaisissable comme le vent.

- Pourtant, il y en a un qui était fort habile et fort créatif: Salvador Dali.

- Le plus grand. Un artiste total. Ses pas étaient si légers que ceux qui le suivaient semblaient marcher sur les genoux.
Admiration pleine et entière à l'artiste. Il n'y a rien de petit quand c'est l'esprit qui l'anime. Et Dieu sait que son esprit s'animait. Avec un univers onirique démentiel et une technique hors de tout reproche. Un être spirituel s'il en est. Talentueux, drôle et malgré tout meurtri.

- Cette admiration pour Dali, je l'ai partagée avec toi et j'eus, en compagnie de mon épouse, le plaisir de visiter le musée de Figueras où nous nous sommes délectés des oeuvres exposées, qu'elles furent picturales ou autres.

- Bienheureux avez-vous été d'approcher le sein de l'artiste sublime.

- Ton univers artistique restait finalement imprégné par ta foi religieuse.

- Ce qui m'importait avant tout était le vivant plus que la beauté, l'esthétisme froid. Je le retrouvais, c'est vrai, plus dans les oeuvres anciennes d'inspiration biblique. Le vivant c'est l'humain et retrouver l'homme derrière le torturé ou l'inspiré était une vraie jubilation. Il y a ceux dont l'intelligence se confine dans la recherche scientifique. Que font-ils de l'humain? Chez les artistes c'est pareil. Un tableau, une sculpture, toute oeuvre artistique ne sont pas un simple assemblage de données mathématiques, de proportion ou de composition. Une oeuvre doit avoir une âme et l'offrir.

- Si l'on revenait maintenant vers tes sculptures.

lundi 18 août 2008

MON PERE CE SCULPTEUR (3)

LA DESILLUSION DE L'ART

- Titre pathétique pour un nouveau chapitre!


- Certes, mais je pense qu'à l'instant où tu fermas le grenier, tu savais que tu ne vivrais pas de ton art. Que tu devrais continuer à expertiser les exploitations agricoles et à te faire payer parfois en poulet ou en légumes. Car, si tu savais exprimer ta fibre artistique et que tu allais continuer à le faire, tu n'étais pas un marchand. Vendre tes oeuvres t'était douloureux, n'est ce pas?

- Quand ses oeuvres ont pour l'artiste une valeur sentimentale qui est sans prix, ce que l'on pourrait normalement lui en donner ne serait qu'une goutte d'eau en échange du plaisir qu'il éprouve en vivant auprès d'elles. Comment t'expliquer cela ? Même quand il ne les regarde pas, il les sent. Si l'une est déplacée à son insu, le vide l'appelle. Tu comprends?

- C'était bien ce que tu ressentais?

- Tout à fait. Tu sais, l'artiste exprime ce qu'il ressent, mais il ne peut attribuer à son oeuvre une valeur vénale qui dépend de ce que d'autres ressentent en dehors de lui.

- Avec de tels principes, il t'était difficile de vivre de la sculpture. Je crois même qu'il t'est arrivé de participer à des expositions où, sur le catalogue, était inscrit le prix de l'oeuvre exposée. Tu y mentionnais un prix prohibitif pour être sûr de ne pas vendre ta sculpture.

- Cela a dû m'arriver.

- Ainsi au fil des années, notre appartement se remplissait de nouvelles oeuvres, parfois imposantes, car beaucoup de tes sculptures font entre 1m50 et 2 mètres de haut.

- Au grand désespoir de ta mère. Ce n'était pas tant qu'elle n'aimât pas mes oeuvres, je pense au contraire qu'elle les aimait autant que moi, mais toutes ces sculptures étaient de vrais nids à poussière et elle voyait chaque année s'inviter de nouvelles présences qu'elle aurait, certainement, préféré savoir ailleurs.

- Heureusement que l'appartement était grand. Et tu sculptais encore et toujours. Dès que tu avais un instant de loisirs, tu t'attaquais à un nouveau morceau de bois. Finalement, le bruit du maillet sur la matière était un son quotidien, habituel. Un son que l'on n'entendait plus.

- C'était mon rythme propre comme un autre battement de coeur.

- Solitaire, ton travail t'isolait et je pense que tu recherchais cela.

- Il y en a qui sont doués pour la parole, d'autres pour le silence.

- Pourtant, des tempêtes devaient traverser ton esprit?

- De toutes sortes. Je ne crois pas que l'on puisse créer dans la sérénité. Il faut de la violence intérieure. Pour commencer; la matière. Comment faire entrer une oeuvre dans un espace qui ne semble-t-il pas pouvoir le contenir? La lutte du contenant et du contenu. La lutte contre l'impossible. L'impossible qui devient possible à force de patience et de persévérance. Le miracle de l'expression artistique. La foi en l'inspiration jusqu'à l'oeuvre achevée. C'est le fou qui devient sage.

- Tu as eu des colères peut-être, des résignations certainement?

- Oui, quand le bois ne me suivait pas et refusait l'oeuvre que j'espérais. Alors, je pestais, le maudissais, l'abandonnais puis je revenais et cherchais autre chose, une autre forme, une autre inspiration, mais toujours la vie plutôt que la beauté. Les formes ne sont qu'un moyen non une fin. Elles doivent être animées. Je voulais que les formes soient des mots, qu'elles les fassent vivre, exploser, percuter pour réveiller l'esprit qui dort, susciter la curiosité, choquer, ne pas plaire, inquiéter, faire sentir qu'il y a quelque chose à découvrir à celui qui ne s'en doutait pas. Un irréel plus vrai que le réel. Une pensée au dessus de la matière. Un devenir plus fort que le présent au-delà du passage de l'éphémère.

- Comment aurions-nous pu savoir ces tourments? Tu n'exprimais jamais tes sentiments?

- Il y en a qui parlent avant de penser, d'autres qui pensent avant de parler. Je reste persuadé que celui qui n'a rien à dire n'a qu'à se taire.

- Alors, tu n'avais pas grand-chose à nous dire, le regard souvent perdu au-delà des horizons. Peut-être trouvais-tu une écoute auprès de tes amis artistes. Je pense plus particulièrement à l'abbé Pommiés, aumônier des artistes pendant de si longues années ou encore à Jésus Etchevarria, sculpteur comme toi et qui deviendra au fil du temps ton plus cher ami.

- Avec Jésus, nous battions d'un même coeur. L'abbé, lui, tient une place bien particulière. C'est un homme de pensée et de verbe. Un érudit et un poète, vraiment. Ses explications étaient si claires qu'en l'écoutant on pouvait avoir l'impression d'être intelligent. J'aimais, il est vrai, disserter avec lui. Il possède l'intelligence qui est la faculté de comprendre, mais aussi l'esprit de finesse qui est la faculté de sentir. Il sent parfaitement ce qu'il faut dire ou ne pas dire. Si je suis un homme de religion, lui il est un religieux. Il abandonna le costume ecclésiastique comme chacun se contentant de cette petite croix épinglée à la poitrine.

- Le regrettes-tu?

- Cette soutane était comme un mur qui protège, mais qui sépare aussi. D'abord, j'ai penché pour la protection, puis je me suis dit à la suite des apôtres, les religieux ne sont-ils pas envoyés à travers le monde pour évangéliser? Être semblable extérieurement à tous n'est-ce pas le moyen de les toucher? Après tout, qu'importe l'enveloppe pourvu que l'on sache séparer le bon grain de l'ivraie

- Veux-tu dire qu'il y a des religieux qui seraient comparables à l'ivraie?

- Comprends-moi bien, j'ai reçu une certaine éducation chrétienne avec des préceptes qui sont ce qu'ils sont et que j'ai défendu toute ma vie. Faire le bien, s'occuper des plus démunis c'est le rôle du chrétien comme de tout humain. Mais le prêtre est le représentant de Dieu et il doit éclairer la foi telle qu'elle nous est indiquée par la doctrine qui est la volonté de Dieu.

Il est défendu de faire le mal même pour faire le bien, car faire le mal c'est s'élever contre Dieu. Aussi vouloir abréger la souffrance physique ou morale en commettant le geste défendu par Dieu c'est se révolter contre lui.

- Alors, j'ai dû te décevoir, t'attrister ou te révolter?

- Tu as voulu commettre l'irréparable, je n'ai pas à te juger. Mais en la circonstance, j'ai échoué avec toi. Mais cette révolte contre Dieu lorsqu'elle est approuvée par un prêtre, je ne peux l'accepter. Il est l'instigateur du pêché par ses conseils ou son silence.

- Mais..

- Ne parlons plus de çà, veux-tu ? Notre situation est déjà assez extraordinaire sans que nous débattions philosophie ou métaphysique. Tu me parlais de mes silences envers vous, ainsi était faite ma nature. Comment aurais-je pu me comporter différemment?

- Si je me remémore l'appartement de Biarritz où nous avons grandi, ma soeur, mon frère et moi, je le qualifierais d'appartement du silence. Il n'y avait aucune volubilité. Chaque mot était pesé, presque calculé. Nos grands-parents, tes parents qui vivaient avec nous, étaient très âgés. Notre grand-père mourut à plus de cent ans. Ils ne parlaient pas. Assis, chacun dans un fauteuil, dans la salle à manger, seule pièce possédant un poêle à bois de la maison, notre grand-mère raccommodant des draps élimés et sans fin à longueur de journée et notre grand-père lisant et relisant le Sud-Ouest, avant de sommeiller la tête penchée en avant. Notre épanouissement ne pouvait-être qu'intérieur, comme tu avais dû le vivre toi-même.

- Cela devait me convenir.

- Je me suis toujours demandé comment tu abordais ton art. Le vivais-tu comme une passion?

- Je me suis toujours méfié de la passion, elle entraîne l'avidité. Les êtres poussés par elle s'entrechoquent. Les uns passent, les autres tombent. Ils ne se rendent pas compte qu'ils sont enchaînés, prisonniers des choses qui les possèdent alors qu'ils s'en croient maîtres.

- Tu as laissé des pensées sur l'art en général, mais aucune sur la technique proprement dite.

- Qu'aurais-je pu dire sur la technique? Je n'en savais rien moi-même. Je n'ai reçu aucun enseignement. Seuls sont venus l'envie puis le don si j'ose l'appeler ainsi.

- Je te revois encore juger du regard le bois encore brut et par des traits à la craie blanche lui dessiner une ébauche de forme. Tu savais ce que tu allais représenter.

- J'avais une idée, c'est vrai.

- Mais parfois le bois en décidait autrement.

- Je te l'ai dit tout à l'heure, un éclat trop important qui saute et me voila modifiant mon oeuvre par l'obligation de la matière.

- C'était comme si l'artiste et le bois faisaient équipe, liés l'un à l'autre. Le bois guidant tes gestes d'artiste, précis et malgré tout hésitants. Je ne peux pas imaginer que le bois, matière inerte, mais qui fut si vivante et qui, pour moi, l'était encore, allait se laisser dénaturer par n'importe quel coup de ciseaux sans âme. Cette communion était due à l'amour d'un homme pour la matière, sa matière.

- Cela pouvait être voluptueux. La caresse de la main sur le bois tout juste lissé comme la tendresse que l'on porte à un enfant méritant.

- Ce que tu me dis renforce encore l'idée que tu ne pouvais pas te défaire de tes oeuvres si tôt terminées. Elles étaient aussi tes enfants.

- Vous étiez mes enfants. Elles étaient autre chose, mais l'amour y avait sa place.

- Tu dus pourtant en abandonner certaines, car elles étaient des commandes bien spécifiques pour un lieu précis. Ce fut le cas pour l'abbaye de Belloc où ton christ orne toujours la crypte du monastère, l'église saint Charles de Biarritz avec son chemin de croix, d'autres oeuvres encore dans différentes églises du Pays Basque, Bidarray, Anglet ou Mouguerre et d'autres commandes pour des terres de France plus lointaines.

- Ce n'est pas pour autant que je ne leur portais pas le même amour.

- Bien entendu, ta"clientèle" était religieuse et mise à part une maternité qui trouva sa place dans la clinique Molia de Bayonne, je ne pense pas que tu reçus des commandes pour des particuliers.

- Mais j'en vendis à certains.

- Et pourtant, si on regarde de près toute ton oeuvre, beaucoup de tes sculptures auraient leur place dans des salons privés. Je pense à l'évolution de ton inspiration, en particulier lorsque tu délaissas quelque peu les représentations de personnages en pied pour te consacrer à la célébration des mains qui s'élèvent ou des têtes qui se touchent, voire les deux ensembles dans d'invraisemblables totems dont il nous serait difficile d'en trouver l'inspiration dans ton éducation judéo-chrétienne.

- On appela cela "ossuaire vertical". Il y a dans ces oeuvres ce prolongement du bas vers le haut, de la terre vers le ciel, tu ne peux pas en ignorer l'origine mystique. L'oeuvre n'est pas voulue, mais trouvée.

- Il s'agissait toujours de la quête de l'absolu, de l'appel de l'éternité, de l'envie d'aller derrière le rideau du temporel voir ce qui se passe dans l'intemporel.

- Des formes intemporelles: Ni visages, ni mains, mais des idées de visages ou de mains, peut-être plus idées que visages ou mains.

- J'avais appelé le titre de mon chapitre;" la désillusion de l'art", et je me rends compte que je n'ai pas grand-chose à dire sur cela. Je pourrais toujours entrer, de façon indécente, dans ta peau et ressentir cette douleur quand tu voyais que cette énergie dépensée pour créer ne pouvait avoir qu'une reconnaissance artistique, ce qui était essentiel, mais que tes oeuvres ne dépassaient pas le cadre de l'ébahissement et de ce fait ne touchaient pas les "milieux" spéculateurs, susceptibles de donner une valeur mercantile à ton travail.

- Ne crois pas çà, ce n'était pas de la douleur. L'artiste exprime ce qu'il ressent, je l'ai déjà dit et la valeur qu'il peut donner à une oeuvre dépend de paramètres qui n'ont rien à voir avec un marché. Et pourtant sans lui... L'art n'est pas éducation ou instruction, mais vision et impression. L'artiste avance en vue de la découverte. Ce qui l'intéresse n'est pas ce qu'il a fait, mais ce qu'il voulait faire toujours en quête de quelque chose. Marcheur infatigable vers un horizon qui le fuit, happé par le désir de découvrir ce qu'il y a derrière tel un pèlerin de l'inconnu.

- Il y avait de l'ambiguïté là-dessous, une fois encore. Trouver un réseau de vente et garder pour toi la plupart des oeuvres, car trop chéries.

- Que son oeuvre soit belle ou qu'elle ne le soit pas, ce que l'on pourra en dire n'y changera rien, l'artiste suit sa voie pleine de pierres sur lesquelles il bute. Il souffre, mais, s'il est sincère, il avance quand même. Il fait ce qu'il doit faire; suivre son chemin, comme tout homme. Que pourrait-il faire d'autre? Alors la reconnaissance pécuniaire de son travail ne peut-être son but véritable.

- Mais quand on voit des "artistes" qui vendent des oeuvres sans âme des sommes exorbitantes, que doit-on en penser?

- Il est vrai que l'expression artistique a parfois des excès affligeants. Et les "connaisseurs" de s'extasier: un tas de charbon dans un coin : superbe! un Jean délavé et déchiré suspendu à un clou: admirable! un crachat au sol: sublime! une crotte de chien sur le trottoir: beauté! Tu t'en inquiètes: iconoclaste! tu dénonces cette perversion de l'art: tu es inculte, incapable de comprendre l'art moderne. Qu'aurais-je fait dans ces sphères?

- En d'autres siècles, peut-être aurais-tu été pris sous l'aile d'un riche mécène, tu aurais travaillé pour lui et pour sa gloire, mais que devenait la liberté de création?

- Les oeuvres qui sont sorties des ateliers de ces artistes ne sont pas les pires de l'histoire de l'art. Il fallait aussi subsister.

- Tu avais une famille à faire vivre, notre mère ne travaillait pas, tu t'y tenais tant bien que vaille. Nous n'avons jamais manqué de rien, surtout moi le petit dernier et le plus gâté, mais nous n'avons jamais eu de superflus non plus. Ce n'était ni du Zola, ni les" ballons rouges"de Serge Lama, seulement une vie simple comme des milliers d'autres avec en plus l'aura d'un père artiste qui faisait son effet auprès des adultes.

- Allons donc!

- C'est vrai , tu suscitais une réelle admiration auprès de certaines personnes et plus particulièrement auprès des enseignants des écoles que nous avons fréquentées. Je ne sais pas si ma soeur et mon frère ont ce même souvenir, mais plus j'y pense et plus je me dis que tu paraissais lisse de toutes imperfections pour ces personnes là. Une sorte de fan-club avant l'heure. Avant tout, il faut savoir que nous n'avons fréquenté que des écoles privées et par n'importe lesquelles, des écoles dirigées par les frères catholiques ou par les dominicaines.

- Là se trouvait l'éducation que nous voulions vous voir suivre.

- On ne risquait pas d'aller se compromettre dans la laïcité, gangrène déclarée d'idées subversives. L'éducation devait être chrétienne et rien de plus. Que nenni les lois de 1905!

- Tu charges un peu le tableau.

- Si peu. Donc je me souviens très bien de l'émotion qu'apportait ta présence auprès des maîtresses et du directeur de l'école. D'abord, il y avait le nom. La particule faisait son petit effet, ensuite ton parcours universitaire (un exemple à suivre), puis la foi chrétienne (un homme qui ne rate jamais une messe et qui donne au denier du culte a toutes les qualités), et enfin un artiste, mais attention, par n'importe lequel, un artiste qui a du style et des oeuvres s'élevant vers Dieu et respectueuses des valeurs chrétiennes.

- J'ai vraiment échoué dans ton éducation religieuse.

- N'as-tu pas écrit que toute pensée parait révolutionnaire qui s'oppose à un ordre établi qu'elle a pour effet de réformer ou détruire. Réformer me suffirait.

- Il me semble que ma pensée est incomplète. J'ai écrit aussi que si elle finit par s'imposer, les avisés trouveront leur place en prenant des libertés avec elle en l'édulcorant jusqu'à la trahison. Et si quelque esprit s'avise de vouloir rétablir les choses pour retrouver la pensée d'origine, c'est un nouvel assaut de ceux qui ont sauvé leurs traditions à travers le changement.

- Vois-tu, en ce sens, je rejoins ta pensée. Les vrais révolutionnaires ne sont pas ceux qui crient, qui hurlent, qui vocifèrent, qui menacent. Ceux-là n'ont que l'ambition de remplacer le pouvoir en place par un autre; le leur. Les vrais révolutionnaires sont ceux qui sous un aspect paisible, pensent que chacun a droit au partage des richesses, au respect et à la liberté et ceci sans violence. On les appellera naïfs, utopistes ou s'ils parlent trop; éléments subversifs. Mais peut-être que bientôt on les appellera humanistes et on les écoutera.

- J'envie celui qui ne possède rien. Le voyageur sans bagage qui admire ce qui l'entoure. Ces choses possédées par d'autres et dont il jouit à sa façon, gratuitement, sans soucis. En sorte que dépourvu, il possède tout. Profiteur à sa manière!

- Existe-t-il au moins celui dont tu parles et qui

n'a comme richesse que son regard?

- Regarde de temps en temps vers les cieux, tu y trouveras peut-être la réponse.

- J'essaierai. Pour en revenir à l'impact que tu avais sur mes institutrices, j'ajouterai que mon incompétence en dessin et mon peu d'attrait pour les études passaient très mal. Cela leur semblait même totalement incompréhensible. Le paraître social était leur unique critère, peu importe si l'absence du père dans mon suivi scolaire était lourdement ressentie.

- Là aussi, j'aurais échoué?

- Tu as failli. L'art emportait tout.

- Et je ne le voyais pas.

- Chaque année, tu avais ta ou tes expositions. C'était pour toi la jubilation de retrouver cette atmosphère particulière des vernissages, d'échanger avec d'autres artistes ou amateurs d'art sur la nécessité de la culture, la place de la peinture ou de la sculpture dans la société et autres questions essentielles pour vous.

- Et je vous oubliais?

- Vous refaisiez un monde où votre place serait réservée. Tu retrouvais dans ces lieux bien policés, où chaque oeuvre était à sa place, bien droite, ta raison d'être, ton oxygène. En feuilletant ton dossier de presse, je te vois sur certaines photos, l'air faussement naturel, entouré de tes collègues tout aussi faussement naturels, les lunettes sur le nez, les jambes croisées, habillés d'un de tes vestons usés et portant comme un étendard la cravate souvent un peu de travers.

- Je te sens en colère. M'en voudrais-tu encore?

- Si au début, je t'ai décrit, attaquant la terre, les manches retroussées et sans cravate, cela n'était vrai qu'à ces moments là, sinon tu ne pouvais exister sans cet artifice de l'élégance masculine. Véritable image figée de la personne qui fait partie d'une classe sociale "supérieure". Cela aussi devait plaire à mes enseignants.

- Tu m'en veux encore.

- Et pourtant, l'élégance n'était pas de tes préoccupations. Tel ton guide céleste, tu marchais dans la rue, vêtu comme le dernier des mendiants.

- Le dernier, pourquoi le dernier? C'est comme quand on dit: le dernier des idiots! c'est une erreur. Il s'agit du premier des idiots, le meilleur en son espèce. Celui qui le fait le mieux qui révolte l'intelligence et non pas le dernier qui est un mauvais idiot, un idiot imparfait près du dernier des intelligents déjà contaminé par l'intelligence.

- Tu parles de l'intelligence comme d'une tare?

- Il y a l'intelligence ou faculté de comprendre et l'esprit de finesse qui procède de la sensibilité. Les êtres dont l'intelligence est manifeste peuvent être dépourvus de celui-ci. D'autres esprits apparemment limités sentent ce qui échappe aux premiers et naviguent avec bonheur au milieu des récifs sur lesquels les surdoués s'écrasent. Que disais-tu sur l'élégance?

- Tu ne la recherchais pas. Tu n'achetais un nouveau costume que parce que l'ancien n'était plus portable. Je te revois encore avec ton imper en hiver, l'écharpe autour du cou et le chapeau, d'un vert mal défini, sur la tête. Ce qui te permettait lorsque tu saluais quelqu'un dans la rue de lever ton couvre-chef avec courtoisie.

- Il vaut mieux un salut qui se perd que de ne pas rendre un salut offert.

- Par certains côtés, tu étais d'un autre siècle, même pas du XXéme qui t'a vu naître , mais du XVIIIIéme dont tu étais l'héritier absolu.

- Tu parles de moi au passé, tu m'en veux tant que çà?

- À quoi me servirait maintenant de te reprocher ton absence, tu n'y peux plus rien, je n'y peux plus rien. Et je suis persuadé qu'il ne pouvait en être autrement. Tel est mon chemin et je me fabrique autour de cela, même si c'est long et pénible.

- La vie est un espace de temps infime, une épreuve et au lieu de s'appliquer à bien faire, les esprits se dissipent.

- Oublions cela.

- Ne laisse pas s'éteindre la flamme; apporte des aliments au feu de ta pensée, matériaux qui brûlent sans se consumer.

- Pour en revenir à la désillusion de l'art, j'ai feuilleté dernièrement un cahier d'écolier où tu avais répertorié chacune de tes oeuvres avec l'année de sa création, sa taille et le nom que tu lui donnais et je me suis aperçu qu'entre 1966 et 1969, il n'y avait pratiquement aucune création nouvelle, comme un vide dans ton inspiration. Cela évidemment m'a intrigué. D'où venait cette panne de créativité? Cela pouvait correspondre à la fin du groupe d'Ustaritz, y aurait-il eu une déception telle que tu en aurais rejeté l'idée de sculpter? Ou simplement, était-ce l'époque où tu abandonnas le rêve de vivre de ton art et, de ce fait, aurais-tu pensé à tout abandonner pour ne te consacrer qu'à ton travail?

- Il arrive souvent que chez un artiste sa muse aille quelque temps musarder ailleurs avant de revenir plus inspiratrice que jamais.

- Il se peut que cela soit simplement çà, car, d'après ton cahier, l'année 1970 fut plutôt prolifique, avec pas moins de sept nouvelles oeuvres.

Finalement, la désillusion de l'art ne fut que dans son aspect mercantile, pour tous ses autres aspects, tu ne cessas jamais de t'y baigner en créant ou en admirant les oeuvres des autres artistes.

- Le regard que l'on peut porter aux oeuvres des autres est toujours source d'inspiration pour soi. On ne naît pas de rien. Des artistes nous ont précédés, nous ont invités à poursuivre leur travail et à créer un univers proche des leurs.

dimanche 10 août 2008

Mon père, ce sculpteur (2)

LE GRENIER D'USTARITZ


- J'aimerais comprendre comment tu as pu en si peu de temps, deux années, créer des oeuvres à ce point si achevées que tu fus reconnu très vite comme un artiste à part entière. Trois années auparavant, tu ne savais rien de l'argile ou du bois. Il nous est resté seulement des dessins et un autoportrait qui annonçaient, tout de même, ton talent graphique.


Si j'osais, je dirais que tes oeuvres sont nées de "l'Immaculée Conception de l'artiste" ou plus simplement le don était là. Et il a suffi que tu entrouvres la porte pour que ce don bousculât tout sur son passage et comme pris d'une fièvre soudaine, te guida dans la réalisation de ces oeuvres à un rythme effréné.

Il a fallu très vite, devant l'abondance de tes oeuvres et l'encouragement de tes proches, te jeter à l'eau. Oser exposer, te soumettre à la critique, car ton ambition, me semble-t-il, était bien d'exposer, de vendre et de vivre de ton art. Tu avais l'orgueil nécessaire à celui qui crée et qui est sûr que ses oeuvres ont une valeur artistique et aussi une modestie, voire un complexe, à présenter, devant un public, tant de toi-même.

- L'un est fait pour la communication, l'autre pour la solitude. Si l'atmosphère qui leur convient change, ils sont comme des oiseaux perdus. Je pense, malgré tout, que nous sommes un peu des deux. Tel était mon état d'esprit à cette époque-là. Je n'étais pas très à l'aise pour décider seul.

- C'est ici qu'entre en scène un homme solide et sévère, au regard de l'enfant que j'étais; mon grand-père, ton beau père. Il était d'une lignée de notables souletins, lui-même ancien maire du village d'Ordiarp.

Il habitait à Ustaritz une maison de maître imposante, près de l'église, avec un jardin qui surplombait la Nive. À côté de cette maison existait une ancienne grange sur un étage dont la partie centrale servait de garage, le reste était vide.

Mon grand-père décida qu'une partie du rez-de-chaussée te servirait d'atelier. D'un côté le four, de l'autre le tour. Le reste du bâtiment sera le lieu d'exposition. Le cadre était rustique, authentique et spacieux. Rêvais-tu déjà de vernissages somptueux?

- Le somptuaire n'est pas de mon goût. Je voulais seulement me faire connaître.

- Ainsi le 4 août 1959 eut lieu le vernissage de ta première exposition. Un vernissage intimiste, plutôt que déclaré, car finalement la modestie l'emporta sur l'orgueil. Parmi les invités figuraient quelques artistes peintres et sculpteurs ainsi que des journalistes locaux dont Eugène Goyeneche qui écrira, certainement, le premier papier sur toi. La reconnaissance de l'artiste était maintenant proclamée et imprimée dans le journal Sud-Ouest." Il est à souhaiter que, dès maintenant, nombreux soient les visiteurs qui auront la joie de découvrir en Guy Laurendeau de Juniac un artiste encore ignoré, mais dont le talent déjà assuré ne tardera pas à être reconnu." C'était dit. Tu étais un artiste et tu n'avais plus à t'en cacher.

- Comme tu y vas! Cette "reconnaissance" journalistique, même si elle fut un encouragement, ne faisait pas de moi, d'un coup de plume magique, un artiste à part entière. Je devais encore faire mes preuves.

- Tu travaillas donc de longs mois à ta nouvelle passion et l'année suivante, tu remis le couvert, mais cette fois tu ajoutas aux céramiques, tes premières sculptures sur bois.

- J'avais ce désir depuis le début, mais je ne m'en croyais pas capable aussi je fis mes gammes sur l'argile plus maniable et moins exigeante. Je ne sais plus à qui j'en parlai et qui m'encouragea à essayer. Il pensait que je trouverais dans le bois, ce matériau naturel, plus de diversité d'expression et que je donnerais plus d'ampleur à mes oeuvres.

- Quand j'y réfléchis, je me dis que tu as commencé par transformer la matière brute de la vie; la terre et, tel un Dieu en création d'un monde propre, tu ne pouvais que poursuivre ton travail par le bois, l'arbre élément essentiel de la vie, poumon du monde, élément enraciné solidement dans cette terre si légère et si fragile.

- J'avais surtout envie de passer à autre chose. Quand on veut aller quelque part et que se présentent plusieurs routes, on ne peut pas toutes les prendre; il faut choisir. En art une vient puis une autre, il faut les suivre l'une après l'autre et tâcher d'aller le plus loin possible avec chacune. Un artiste reste rarement confiné dans un seul domaine.

- Nous étions en mai 1960, je venais d'avoir deux ans et les souvenirs te concernant, en cette année-là, sont enfouis dans ma mémoire et n'en sont jamais ressortis. Autrement dit, seuls les témoignages de mes aînés ou les articles de presse de l'époque me permettent de disserter sur ces premières expositions. Malgré tout, je préfère imaginer, laisser s'exprimer ma sensibilité et le regard, peut-être faussé, que je porte sur toi.

Donc tu sculptais le bois et cette nouvelle exposition, plus élaborée, permettait aux invités et aux visiteurs de contempler ces personnages mystiques et tout aussi émaciés que ceux des céramiques avec une affirmation nouvelle dans tes oeuvres, la présence éclatante de ta foi par la représentation d'un christ en croix.

- Attention, d'un Christ en croix sans la croix!

- Comment çà ?

- Je n'ai jamais sculpté de croix. Qu'est-ce que la croix pour un chrétien? C'est le signe de la crucifixion de Jésus. Quand on prie devant la croix nue, ce n'est pas au bois que l'on s'adresse, mais à celui qu'elle évoque. Représenter le Christ sans croix c'est donc rechercher le contact direct avec Lui que l'on voit, alors que devant la croix nue il faut penser à Lui que l'on ne voit pas. Il va de soi qu'ajouter la croix au Christ n'apporte rien de plus à l'esprit. La croix n'existe donc que par le Christ. Quand le Christ parait, elle s'efface.

- Voici que se posait de nouveau la question du départ: Douleur ou sérénité ? Car quelle autre représentation que celle du Christ écartelé sur cette croix pouvait extérioriser ta propre souffrance surgissant, de façon récurrente, de ton adolescence. Alors, je répondrai douleur, mais pas si simple tant l'extase de l'artiste à l'aboutissement de son oeuvre peut apporter aussi la sérénité.

- Tu as sans doute raison. J'ai souvent entendu à propos de mes oeuvres qu'elles étaient tristes. C'est s'attacher à l'apparence, car la méditation n'est ni triste ni gaie. Elle fait rentrer l'être en lui-même, elle repousse tout ce qui attache au monde, cela ne veut pas dire que cet être y renonce. Il refuse seulement de se laisser dominer par le plaisir, la possession, la jouissance. Toutes choses qui assaillent l'esprit. Par la méditation, il en ressent le caractère passager, trompeur et périssable. Lui, il est éternel.

Je ne voulais pas m'attacher au joli, mais au sensible. Ma foi guidait cette sensibilité.

- Justement, par cette envie, et peut-être même cette nécessité de porter ton art vers le religieux, tu assemblais deux énergies essentielles de ta vie et qui resteront liées pour toujours. Car parler de toi sans parler de religion, de foi serait ignorer l'essence même de ton existence.

- Je suis, je l'avoue, un homme de religion.

- Tu l'étais.

- Je l'étais?

- Quand tu n'étais pas mort.

- La mort! Chacun suit sa destinée. Elle n'est liée à aucune autre. On meurt seul, chacun-pour-soi. Pourtant, la mort n'est pas un trou, mais une montée.

- Et un vide pour ceux qui restent. Lorsqu’après ta mort; nous nous apprêtions à refermer le cercueil, mon frère insista pour qu'on y mette tes missels, tes livres de prières. Il est vrai que nous gardions en mémoire l'image de toi, chaque soir avant de te coucher, lisant des passages de tes missels qui, à la fin de ta vie, semblaient prêts à partir en poussière tant les pages furent tournées et retournées et les mots psalmodiés avec ferveur. Mon frère avait raison. Qui pouvait revendiquer l'héritage de tes livres de prières si ce n'était le chemin d'éternité sur lequel tu venais de t'engager. Ce geste symbolique de placer ces écrits contre toi était notre façon de te dire adieu.

- Du grain qui meurt vient la vie. Mais de quoi parlais-tu auparavant?

- De ce mois de mai 1960 où tu exposas tes premières sculptures en bois. Hormis ce christ en croix, qui deviendra la propriété d'un gynécologue, fondateur d'une maternité bayonnaise, il y avait des personnages, des bustes et aussi dans la continuité de ton expression de la foi; une descente de croix que tu intitulas "douleur de la mère". Douleur qui te ramenait, certainement, vers celle de ta propre mère.

- Ta grand-mère, ne l'oublie pas. Quelle fut sa façon de vivre, sa douleur reste respectable.

- Je le sais. Il y avait aussi une maternité intitulée

"l'amour inquiet" et que tu titreras par la suite "chaîne des êtres". Était-ce la chaîne de l'amour ou la chaîne de l'enfermement? Encore une ambiguïté que tu gardas pour toi.

- Crois-tu que les liens qui unissent une mère à son enfant puissent être ceux de l'enfermement?

- En ce qui te concerne, il me semble.

- L'esprit est plus fort que la souffrance. Il peut être le foyer d'où jaillira la flamme.

- À ce vernissage étaient présents Eugène Goyeneche et Étienne Salaberry, représentants pour le premier le Sud-Ouest et pour le second, le Basque éclair. Chacun écrira dans les colonnes de son journal leur enthousiasme devant les oeuvres exposées. Eugène Goyeneche insistant sur ces poutres de vieux chêne à la section étroite qui imposaient à tes sculptures des normes strictes.

- Eugène se trompait. Ce n'était pas parce que le bois était étroit que les oeuvres étaient filiformes, mais parce qu'elles étaient ainsi conçues qu'elles pouvaient tenir en des bois étroits. L'étirage crée une montée, un allégement, la matière tend à s'effacer, l'esprit la traverse, l'anime, la fait s'offrir aux autres, prête à converser.

- C'est à cette époque que tu te lias d'amitié avec quelques peintres et que vous décidâtes de créer un groupe qui exposerait en ce lieu régulièrement. Ce groupe s'appela tout naturellement: le groupe du grenier d'Ustaritz. Cette association d'artistes était une véritable alliance franco-espagnole, car on y trouvait des artistes comme Casama, Rambié ou Mallet, que j'appelais monsieur Balai, et aussi des peintres venus d'outre-Pyrénées tels que Marixa et Chapapriéta. D'autres encore exposaient auprès du groupe tels que Maria Pia Gimenez, Carrère ou Pucheu.

- Nous avions une vraie complicité artistique. Une vision spirituelle ou onirique de l'art. Ces artistes planaient. Ils observaient d'en haut. Ils ne voyaient pas la chose, mais l'esprit de la chose. Qui n'a jamais vu un oeil au milieu de la figure ou un violoniste sur un toit ou un âne qui vole. Mes amis peintres comprenaient cela; le domaine du rêve, de l'irréel qui sauve du réel.

- La première exposition eut lieu en juillet 1960 et annoncée par voix de presse, elle attira un monde considérable. Il n'y eut pas moins de dix articles en une semaine dans les journaux. Dès deux côtés des Pyrénées, on se précipitait pour venir admirer les oeuvres exposées au Grenier d'Ustaritz. Dès sa création, ce lieu devint le rendez-vous obligé de tous les amateurs d'art de la côte basque et au-delà. Monsieur Lemoine qui était le conservateur du musée Bonnat ainsi que monsieur Ithurriague celui du musée basque avaient répondu à l'invitation. Etait présent aussi, monsieur Bernard Dorival, conservateur en chef du musée d'art moderne de Paris. On pouvait côtoyer des vedettes des variétés telles que André Dassary, enfant du pays. Le monde littéraire avec madame Francis Jammes ou Pierre Benoit, peu de temps avant sa mort et qui était aussi ton cousin. Des vedettes de cinéma ou de la littérature, de passage sur Biarritz ne manquaient pas de s'arrêter à Ustaritz. On y vit même, en cette année, l'acteur américain James Stewart qui offrit à son épouse pour ses onze ans de mariage, une de tes céramiques. Un engouement tel qu'il fit écrire un article savoureux à un dénommé Alceste (?) sur sa vision du vernissage. Je ne peux m'empêcher d'en proposer quelques passages.

" L'avantage d'un vernissage mondain c'est qu'il y a tant de monde qu'il devient pratiquement impossible de distinguer la moindre toile, même en se hissant sur la pointe des pieds...Il y avait des peintres. On ne les approchait pas, on était tout d'un coup comprimé contre l'un deux et l'on se saluait, les bras en l'air, réflexe instinctif de celui qui ne veut pas mourir étouffé...Les artistes ne sauront jamais quelles chandelles ils doivent à ces admirateurs sans complexe, et comme dirait ma femme de ménage: Tans plus que c'est abstrait, tant plus ils s'extasient."

- Je crois me souvenir que ce journaliste n'aimait pas l'art abstrait. Pourtant, l'artiste n'exprime que ce qu'il ressent. Il y a le talent et la création. Créer c'est projeter son moi sur l'oeuvre, c'est suggérer, faire parler, ce n'est pas reproduire. Il est plus difficile de le réaliser avec l'abstrait, car il n'y a pas de support comme dans le réel et on risque de tomber dans le gratuit pour donner la vie à l'oeuvre. L'artiste doit exprimer ses émotions. Il est un chevalier de l'impossible à la poursuite de l'irréel.

- J'ajouterais que dans son article, ce critique d'art au ton joliment ironique fut beaucoup plus emphatique en parlant de tes oeuvres: " Sculptures allongées comme pour synthétiser toute la desséchante ardeur de l'ascétisme expriment une sorte de géniale obsession."

- Quelle littérature!

- Magnifique langue française que l'on peut torturer dans tous les sens et qui donne aux mots même incompréhensibles une esthétique sans pareil.

Ce vernissage avait été conçu, éclairé par de discrets spots dont la lumière était accompagnée d'une multitude de petites chandelles. Bien heureusement, car une panne d'électricité vint ajouter un peu de piment à cette soirée. Trônant au milieu du grenier, un immense chandelier en bois, haut de plus de deux mètres illuminé de douze chandelles, servit de point d'ancrage à tous ceux qui résistaient au fort courant de la marée humaine qui s'était amplifié avec l'obscurité. Ajouté à cela qu'était prévu comme dans tout vernissage, un buffet, celui-ci à base de saucisson et fromage de montagne servi avec un verre d'Irouléguy, ce qui fit dire à notre ami Alceste:" Buffet campagnard et abondant, éclairages rustiques et savants; rien ne manquait à la fête.

En effet la fête fut belle et ce soir-là tu as dû te sentir plus grand que la veille.

- Plus grand? Je ne crois pas. Compris, certainement. Jusque-là, il me semblait que j'avançais à tâtons, je cherchais ma route dans l'obscurité. Et ce soir-là, malgré cette panne d'électricité, la lumière se présenta à moi et m'offrit sa chaleur.

- Cette année 1960 se poursuivit par deux expositions, L'une à la galerie Page à Bayonne et l'autre à Pampelune où tu reçus le prix de la sculpture pour ton oeuvre " les deux mendiants".

- Quand un faible rencontre un plus faible que lui. Cette oeuvre m'apporte toujours une grande émotion. Elle fut reconnue. Je n'ai jamais couru après les récompenses, mais quand on vous distingue à l'étranger, c'est une forme de politesse. Refuser le prix aurait été impoli.

- Durant les années suivantes, "le groupe du grenier d'Ustaritz" exposa, à Ustaritz bien sûr, mais s'exporta aussi à Tarbes, à Oviedo, tout en se réunissant régulièrement à Bayonne ou à Anglet.

Mais avec le temps, le grenier d'Ustaritz disparut du bottin des adresses artistiques où il fallait aller. Une dernière exposition en avril 1968, exposant solitaire et tu fermas définitivement les portes du grenier qui fut pendant presque dix ans le temple de l'art sur la côte basque.

- J'ai essayé d'oublier tout çà. L'oubli est l'opposé de la mémoire. La mémoire c'est se souvenir de ce qui se passe et qui tombe dans un sac plus ou moins grand ou dans un sac percé. Quand le sac est plein, le reste déborde. Quand le sac est percé, le contenu s'échappe. Faut-il se plaindre de cette fuite? Si nous devions nous souvenir de tout, nous arriverions vite à un blocage. L'oubli est une soupape de sécurité. Elle permet d'engranger de nouvelles récoltes. Et de nouvelles récoltes, il en vint.

- C'est vrai, les artistes du groupe continuèrent à exposer ensemble, entourés d'autres peintres ou sculpteurs. Mais votre association s'était éteinte avec la fermeture de "votre" galerie, maison Contourloenea à Ustaritz.

- Le temps ne s'encombre pas de sentiments. Il fallait passer à autre chose.

- Malgré tout, depuis quelque temps, tu avais déjà rencontré l'amertume de la désillusion de l'art.

samedi 2 août 2008

Mon père, ce sculpteur

Où est passé mon cher ami? Deux mois de silence et mon blog qui sent la naphtaline. Donc, je vais le réactiver. J'ai décidé, répondant à une demande pressante, de vous offrir chaque semaine un chapitre du livre que j'ai écrit sur l'artiste qui était mon père.Bonne lecture.


Il s'appelait Guy Laurendeau de Juniac et il était mon père. J'ai l'impression qu'il a vécu comme s'il n'allait jamais mourir. Il a pris son temps pour faire chaque chose.


Par exemple, il a fallu qu'il ait cinquante ans pour que je vienne au monde. Je ne dis pas que mon père ait attendu d'avoir cinquante ans pour devenir père, ma soeur et mon frère étaient déjà arrivés depuis plusieurs années. Je dis seulement qu'il s'était marié à quarante ans et que de ce fait, il a expérimenté les joies de la paternité bien tard. Ce sont ces mêmes années qu'il s'essaya à la création artistique. La céramique d'abord, la sculpture ensuite.

Et voilà un fils de bonne famille, docteur en droit, abandonner ses cravates et ses vestons, retrousser ses manches et s'asseoir face à un tas d'argile informe. Avec la candeur du débutant, il plongea ses mains dans la terre et essaya de lui donner une forme. Il ne fallut pas longtemps pour qu'apparaissent entre ses doigts des personnages émaciés, courbés, méditants, chauves ou chevelus ou encagoulés. Des moines, ses moines, son âme.

Que représentaient ces petits personnages, hauts comme deux pommes, ces santons sans crèche? Douleur ou sérénité?

La douleur, il connaissait. Adolescent, il perdait sa soeur aînée. Elle mourrait de leucémie le jour de ses vingt ans. Elle était, parait-il, gaie, spontanée et bousculait son frère, trop introverti à son goût, à s'exprimer, à exister. Brutale, inattendue, combattue, mais non vaincue, cette mort ferma les portes et les fenêtres, mit le noir sur les habits de sa mère pour toujours et interdit pour longtemps le droit à la bonne humeur.

Pourtant, mon père aimait sourire, rire, rire jusqu'aux larmes. Il aimait beaucoup le burlesque du temps du muet. Charlie Chaplin, Laurel et Hardy ou encore Buster Keaton l'amusaient énormément.

Alors "ses moines" souffraient-ils ou atteignaient-ils une forme de sagesse qui les rendait si impénétrables? Ses pensées qu'il griffonnait sur n'importe quel bout de papier jusqu'aux cartons qui entouraient les papiers hygiéniques, ses pensées, parlant de religieux, d'art, de vie, d'humains, pourraient-elles nous éclairer sur le mystère de ces visages anguleux et "hors expression"?

J'aimerais vous parler de lui en parlant de ses oeuvres comme un fils. Avec l'amour, l'irrévérence ou l'ironie filiaux. J'ai imaginé un "dialogue improbable". Une rencontre entre mon père et moi où les propos tenus trouveront leur source dans ses citations, dans l'expression de ses oeuvres et aussi dans ce que je sais de lui. Mes propres souvenirs de fils ayant vécu à ses côtés de nombreuses années. Pour le reste, l'inspiration, l'intuition me serviront d'interprètes. Dans certains passages, ce dialogue paraîtra totalement surnaturel, car parler de la mort de celui avec lequel on est en train de converser pourra sembler exagéré. Mais l'un des bienfaits de l'art et de la littérature en particulier, est de se nourrir d'irrationnel et d'abattre les barrières du raisonnable pour découvrir les terres vierges de l'imaginaire.

Ainsi, je l'imagine devant moi tel qu'il était. Le regard franc derrière ses lunettes, le sourire discret, voire crispé, les bras et jambes croisés, habillé d'une chemise blanche associée à l'inévitable cravate aux tons sombres et d'un pantalon noir. Et la veste grise qui n'en pouvait plus d'être portée, fatiguée, élimée, un mouchoir dépassant de sa pochette, elle lui ressemblait. Elle avait beaucoup vécu, mais elle restait élégante malgré les années. Pour être complet, j'ajouterai qu'il serait arrivé à notre rendez-vous portant son "vieux pardessus râpé" comme dans la chanson et son inséparable chapeau en feutre vert ou marron selon les époques.

1958, je naissais et mon père créait ses premières céramiques. Cendriers, porte-couteaux, ronds de serviette et les personnages. La découverte du figuratif. Mettre des visages sur son art naissant. C'est à partir de là que tout a commencé.