vendredi 29 août 2008

MON PERE CE SCULPTEUR (4)

LE GRECO ET LES AUTRES


- Cela tombe bien, je voulais parler de tes sources artistiques. Sources dont tu essayas de me rapprocher, l'air de rien, au détour d'une peinture ou d'un livre d'art négligemment oublié sur la table du salon.

Le 5 août 1961, le groupe du grenier d'Ustaritz exposait dans sa grange-galerie de Contourloenea. Les journalistes relatèrent comme à chaque fois le vernissage et les oeuvres présentées. Le représentant de Basque éclair, Étienne Salaberry, titra son article: Guy Laurendeau de Juniac : Un Gréco du burin.

Je pense qu'à la lecture de ce titre tu as dû sentir ton coeur s'accélérer.

- La filiation était hardie et inespérée.

- Domenico Theotokopoulos dit Le Gréco, était un peintre crétois du XVIe et XVIIe qui s'exila en Espagne, du côté de Tolède. Tu as toujours revendiqué cette filiation avec ce maître de la lumière aux personnages torturés. Si l'on regarde par exemple le saint Paul peint par l'artiste, on y retrouve ce même visage anguleux, cette barbichette pointue et ce regard absent qui caractérisent tes oeuvres. Tu as été inspiré par ce peintre et cela toute ta vie.

- Je m'imprégnais de ses oeuvres. Ce n'était pas des tableaux que je regardais, c'était un semis de pensées. Dans la fécondation il y a la part de celui qui apporte l'élément de vie et la part de celui qui le reçoit qui le nourrit en lui-même. Si, en regardant l'oeuvre, l'esprit est frappé, il naît en lui une pensée, des images en rêve... Tout un monde qui lui reste personnel, qu'aucun autre ne concevra peut-être puisque chacun donne naissance à son propre enfant et que de la même semence peut éclore les oeuvres les plus différentes, les plus incomparables, diverses jusque dans la ressemblance. Le danger aurait été de me croire lui. Je n'ai jamais cherché à être celui que je n'étais pas, je me suis appliqué à rester celui que j'étais tel que Dieu me fit.

- Si tu avais été peintre, aurais-tu recherché cette filiation de façon encore plus proche?

- Non, comme je viens de te le dire, l'artiste doit être soi et non pas les autres. J'aurais travaillé ma propre approche sur les couleurs et la lumière, tellement présente, vivante, dans les peintures du Gréco.

- En choisissant une autre matière pour t'exprimer, tu t'es éloigné de ce parrainage, tu t'es débarrassé d'une possible imitation du peintre crétois, tout en reconnaissant l'influence du maître de Tolède, en sculptant ces visages émaciés.

- Le Gréco était aussi un artiste d'inspiration catholique qui fut le peintre de la contre-réforme en Espagne. Ses mécènes étaient surtout des hommes d'église qui recherchaient des artistes capables de célébrer la gloire du Christ et celle des saints avec le plus de réalisme possible.

- Voila quelque chose que tu aurais aimé; glorifier les saints.

- Il s'agissait avant tout d'un engagement. Choisir un camp dans un combat absurde pour des eaux communes. La loi du plus grand nombre est-elle la loi juste? J'aurai aimé représenter les saints, mais comme le pont reliant les deux rives qui s'abreuvent au même fleuve qui se jette lui-même dans un seul et unique océan. Seule la gloire de Dieu est le but, peu importe le courant qui y mène.

- À ta façon, tu as toujours combattu l'intolérance en ne fermant ton écoute à aucun.

- Prétendre que les êtres qui appartiennent à tel groupe de pensées sont supérieurs à d'autres n'a pas de sens. Ils sont seulement différents. Cela n'empêche pas les rapprochements, bien au contraire, ce sont eux qui enrichissent l'homme quel qui soit. Mais manger la même soupe n'impose pas de manger dans la même assiette.

- En ces siècles, les temps étaient instables et les guerres ne manquaient pas.

- Au sein même de la chrétienté. On se tuait entre chrétiens pour des alliances, des richesses. La papauté n'étant pas la dernière. Nous étions dans les temps obscurs de la religion. L'inquisition proscrite en France depuis 1560 régnait en Espagne avec la cruauté que donne la conviction d'être dans le juste chemin.

- Le Gréco signera, durant cette période malheureuse, quelques toiles magistrales représentant des épisodes des évangiles tel que "la Vierge à l'enfant" - "Saint Martin et le Mendiant" - "Le Christ chassant les marchands du temple" ou un saisissant "Saint-Jérôme ".

- J'aime à penser que ces représentations torturées exprimaient son dégoût des bassesses des puissants. Les thèmes des tableaux que tu viens de citer n'étaient certainement pas innocents. "Saint Martin et le mendiant" ou "le Christ chassant les marchands du temple" sont lourds de symboles en cette période où le profit et le matériel laissaient peu de place dans le coeur des puissants à la méditation et la prière. L'homme n'est jamais aussi misérable lorsqu'il trahit la pensée d'amour originelle d'une quelconque religion ou idéologie en semant destruction et mort.

- J'imagine bien l'effet qu'ont dû produire les oeuvres du peintre crétois sur toi qui avais souffert, qui connaissais la douleur intérieure et qui, pour la première fois, pouvais l'apercevoir, la reconnaître sur des toiles lumineuses d'un génie du XVIe siècle.

- Je ne sais plus quand et comment la rencontre s'est faite, mais je compris très vite que j'avais trouvé ce que je cherchais, mon lien avec la communauté des hommes; l'art allait m'aider à m'y installer.

- Tout d'un coup, tu savais qu'on pouvait extérioriser ses peines et les transmettre aux autres pour qu'ils les reconnaissent leurs.

- C'était un peu çà.

- À partir de là, le don qui dormait profondément au fond de ton coeur, s'éveilla et fit tout pour te pousser à oser exorciser tes frustrations de l'adolescence.

- Ce ne fut pas si simple et si rapide. Il me fallut encore beaucoup d'années avant d'aboutir à ce que tu dis. À supposer que j'avais besoin d'exorciser d'éventuelles frustrations de l'adolescence.

- Pour anecdote, je m'amuse à penser que tu fus subjugué par un artiste crétois comme je le fus à mon tour par un autre artiste crétois, celui-ci écrivain; Nikos Kazantzaki, un tourmenté de la foi, lui aussi.

- En cela, nous ne sommes peut-être pas si éloignés l'un de l'autre.

- La gloire de mon père ne fut pas d'abattre deux perdrix comme l'a si magnifiquement raconté Marcel Pagnol. Non, ta gloire est d'avoir osé exprimer ton don et l'exposer à la critique de tous. Bien sûr ta reconnaissance artistique est restée régionale, mais ce n'est pas l'étendue géographique d'une renommée qui lui donne une valeur quelconque. Si tu avais pu exposer en d'autres endroits du monde, tu aurais reçu ta part de félicitations de la même façon. Tu étais un sculpteur d'un coin de France, mais ton oeuvre était et reste universelle.

- L'oeuvre, si elle subit les atteintes du temps comme un visage, elle en est que plus vivante. Cela dit, rappelle-toi l'exposition de Nice, ce ne fut pas un triomphe.

- Tu exposais dans un hall d'aéroport. As-tu déjà vu un lieu aussi mal approprié à la contemplation d'oeuvres d'art?

- Il y avait beaucoup de passage.

- Du passage, tu l'as dit. Les gens ne faisaient que passer en transit entre deux destinations ou pressés de rejoindre la porte qui se trouvait dans le prolongement de l'exposition. Souviens-toi, l'espace qui t'avait été réservé se trouvait à l'étage sur une sorte de mezzanine qui était le passage obligé vers les toilettes. Tu imagines bien que les passants n'allaient pas s'attarder dans un sens comme dans l'autre. Ils n'étaient pas des chalands, mais des "pas pressés", très pressés.

- Ceux qui passent sans voir insensibles ou absorbés... Quelle force pèse sur eux, les étouffe?

- Tu as tout de même, vendu une oeuvre à un collectionneur parisien.

- Qui l'a marchandée comme un vulgaire objet. Chose humble qui n'a d'autre valeur que son utilité pour celui qui s'en sert.

- Nous en revenons au pouvoir des puissants.

- C'est le pouvoir qui donne la puissance. S'il le perd, le puissant n'est plus qu'un individu parmi les autres. Celui qui le remplace sera, lui-même, remplacé par un autre et ainsi de suite. Il pourra toujours penser à sa statue érigée sur la place de la notoriété et qui n'existe plus. Il ne lui restera plus qu'à cultiver la sagesse et ainsi être celui qu'il aurait dû être ou plonger dans l'amertume et s'y noyer corps et âme. La reconnaissance est éphémère. Il ne faut pas vouloir être et avoir été! être, ce n'est pas durer.

- À dialoguer avec toi depuis tout à l'heure, je me rends compte que tu restes un homme plein de mystères. T'avoir côtoyé pendant autant d'années et en savoir si peu sur toi me paraît, aujourd'hui, dommageable. Les regrets ne servent à rien, bien sûr, mais tout de même, j'aurais bien aimé connaître la genèse de ton histoire, de ta vie d'artiste. Comprendre comment un jour tu décidas de sauter le pont, de plonger dans l'eau de la démesure, du non-conformisme en te déclarant artiste et en le prouvant.

- N'avons-nous pas levé un pan du voile?

- Il est vrai, je l'ai déjà dit, que tu parlais peu. Tu t'es confié, comme jamais tu l'as fait. Du temps de ton vivant, il aurait fallu que je m'intéresse un peu plus à toi et que je t'interroge, j'aurais certainement eu les réponses. Mais la vie est passée là-dessus et il me reste ces extraits de toi, puisés dans tes réflexions.

- Nous avons débattu quelques fois "de mon vivant".

- C'est vrai, mais pour déclencher un échange avec toi, il fallait un événement bien particulier. Tel que fut celui où enfant, j'avais douze ou treize ans, je fis deux voyages scolaires en Italie, l'un à Rome, l'autre à Venise. J'en revins les yeux remplis des merveilles de la Renaissance.

La ronde des peintres italiens du XVe et XVIe siècle trotte, encore, dans ma tête. Raphaël, Fra Angelico, Le Titien, Caravage, Michel-Ange et tant d'autres. Admirer cette multitude d'églises qui offraient tant de merveilles, pour l'enfant que j'étais, restera un souvenir inoubliable. Devant ces tableaux, ces fresques, ces panneaux muraux entiers, je restais pétrifié. Tant de beauté et de perfection étaient donc possibles. La Chapelle Sixtine m'a estomaqué. Et c'était vrai, alors que la tête en l'air et le regard courant d'un panneau à un autre, je me nourrissais de ces peintures, mon estomac se baladait d'un côté à un autre comme s'il digérait toutes ces formes et ces couleurs avec difficulté, comprimé par une émotion trop forte. En te racontant cela, je voyais un large sourire sur ton visage, les yeux brillants.

- J'ai rencontré l'art contemporain du côté de Saint-Paul-de-Vence. Somptueux hommage bien qu'inanimé et ayant la froideur d'une nécropole. Chagall, Miro, Giacometti, Léger et tant d'autres tout aussi magnifiques. J'ai visité le Louvre à une époque où les têtes étaient tournées vers d'autres préoccupations. Paris outragé et pas encore libéré. C'est peut-être à cette époque que je rencontrai pour la première fois Le Gréco.

- Tableau unique au Louvre, mais quel tableau!

"Le christ en croix". Comment douter quand on regarde cette oeuvre que ce fut là, avec elle, qu'eut lieu la rencontre. Tant de similitudes entre cette représentation d'un Christ agonisant et tes propres oeuvres!

- C'est fort probable, mais tant de ses peintures m'ont marqué.

- Si tu avais pu, tu aurais fait le tour des musées l'exposant.

- Ce n'est pas certain, les reproductions de ses oeuvres dans des livres le concernant me suffisaient. Non, des musées, j'aurais plutôt choisi d'y découvrir ces artistes obscurs, oubliés du temps et qui malgré tout remplissent les salles. Musées du monde, existeriez-vous s'il n'y avait pas des misérables pour vous emplir de beauté! Cela étant, pouvoir courir d'une église à un musée dans Rome ou à Venise comme tu l'as fait et y admirer les artistes de la Renaissance; j'en ai rêvé.

- Tu y étais avec moi, tu visitais le chef-d'oeuvre de Michel-Ange toi aussi. Tu admirais dans la chambre des signatures du Vatican les fresques de Raphaël (l'école d'Athènes ou la dispute du Saint-Sacrement), tu restais sans voix, devant le "saint Mathieu et l'Ange "du Caravage à l'église Saint Louis des Français. Tu entrais à la galerie Borghèse et t'attardais devant "l'Amour sacré et l'Amour profane" du Titien et là encore deux Caravage

(Saint-Jean et l'agneau et Bacchus malades) puis l'inquiète" Dame à la Licorne" de Raphaël.

- Arrête! j'en ai le tournis. C'est trop de merveilles en même temps.

- Ce voyage virtuel de quelques instants que nous fîmes ensemble nous réunit comme jamais en une même émotion.

- Je veux bien le croire.

- Tu voyais naître en moi l'amour de l'art alors que je découvrais une dimension nouvelle à la vie. Jamais plus, je ne pourrai croiser un tableau sans y poser mes yeux dessus.

- Tu venais de comprendre que l'art est une émanation de la vie. C'est moins le fait d'une oeuvre plastique que d'une pensée consignée dans la matière.

- Mais l'artiste ressent-il aussi cette émotion devant son oeuvre achevée?

- Il faut comprendre que l'artiste est toujours en mouvement. Quand on juge une oeuvre d'inspiration nouvelle, celle-ci ne l'est déjà plus pour son auteur qui va vers d'autres horizons, car l'oeuvre, une fois faite, ne bouge plus et devient indépendante. Elle marque un certain temps dans la pensée de celui qui s'est déjà éloigné. Il avance en éclaireur à la recherche de l'inconnu, prêt à capter ce qui soudain fera irruption dans le champ de sa sensibilité.

- Ce premier choc artistique fut suivi de quelques autres. Des groupes d'artistes tels que les Impressionnistes et des artistes n'appartenant à aucune école comme Delvaux, Gaugain.

- Je me sentais moins proche de cela, mais il y a beaucoup d'habilité dans ces oeuvres-là. Il ne faut pas confondre habilité et création. L'habilité est une valeur acquise faite de dispositions personnelles et de travail. La création est impondérable et insaisissable comme le vent.

- Pourtant, il y en a un qui était fort habile et fort créatif: Salvador Dali.

- Le plus grand. Un artiste total. Ses pas étaient si légers que ceux qui le suivaient semblaient marcher sur les genoux.
Admiration pleine et entière à l'artiste. Il n'y a rien de petit quand c'est l'esprit qui l'anime. Et Dieu sait que son esprit s'animait. Avec un univers onirique démentiel et une technique hors de tout reproche. Un être spirituel s'il en est. Talentueux, drôle et malgré tout meurtri.

- Cette admiration pour Dali, je l'ai partagée avec toi et j'eus, en compagnie de mon épouse, le plaisir de visiter le musée de Figueras où nous nous sommes délectés des oeuvres exposées, qu'elles furent picturales ou autres.

- Bienheureux avez-vous été d'approcher le sein de l'artiste sublime.

- Ton univers artistique restait finalement imprégné par ta foi religieuse.

- Ce qui m'importait avant tout était le vivant plus que la beauté, l'esthétisme froid. Je le retrouvais, c'est vrai, plus dans les oeuvres anciennes d'inspiration biblique. Le vivant c'est l'humain et retrouver l'homme derrière le torturé ou l'inspiré était une vraie jubilation. Il y a ceux dont l'intelligence se confine dans la recherche scientifique. Que font-ils de l'humain? Chez les artistes c'est pareil. Un tableau, une sculpture, toute oeuvre artistique ne sont pas un simple assemblage de données mathématiques, de proportion ou de composition. Une oeuvre doit avoir une âme et l'offrir.

- Si l'on revenait maintenant vers tes sculptures.

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