lundi 18 août 2008

MON PERE CE SCULPTEUR (3)

LA DESILLUSION DE L'ART

- Titre pathétique pour un nouveau chapitre!


- Certes, mais je pense qu'à l'instant où tu fermas le grenier, tu savais que tu ne vivrais pas de ton art. Que tu devrais continuer à expertiser les exploitations agricoles et à te faire payer parfois en poulet ou en légumes. Car, si tu savais exprimer ta fibre artistique et que tu allais continuer à le faire, tu n'étais pas un marchand. Vendre tes oeuvres t'était douloureux, n'est ce pas?

- Quand ses oeuvres ont pour l'artiste une valeur sentimentale qui est sans prix, ce que l'on pourrait normalement lui en donner ne serait qu'une goutte d'eau en échange du plaisir qu'il éprouve en vivant auprès d'elles. Comment t'expliquer cela ? Même quand il ne les regarde pas, il les sent. Si l'une est déplacée à son insu, le vide l'appelle. Tu comprends?

- C'était bien ce que tu ressentais?

- Tout à fait. Tu sais, l'artiste exprime ce qu'il ressent, mais il ne peut attribuer à son oeuvre une valeur vénale qui dépend de ce que d'autres ressentent en dehors de lui.

- Avec de tels principes, il t'était difficile de vivre de la sculpture. Je crois même qu'il t'est arrivé de participer à des expositions où, sur le catalogue, était inscrit le prix de l'oeuvre exposée. Tu y mentionnais un prix prohibitif pour être sûr de ne pas vendre ta sculpture.

- Cela a dû m'arriver.

- Ainsi au fil des années, notre appartement se remplissait de nouvelles oeuvres, parfois imposantes, car beaucoup de tes sculptures font entre 1m50 et 2 mètres de haut.

- Au grand désespoir de ta mère. Ce n'était pas tant qu'elle n'aimât pas mes oeuvres, je pense au contraire qu'elle les aimait autant que moi, mais toutes ces sculptures étaient de vrais nids à poussière et elle voyait chaque année s'inviter de nouvelles présences qu'elle aurait, certainement, préféré savoir ailleurs.

- Heureusement que l'appartement était grand. Et tu sculptais encore et toujours. Dès que tu avais un instant de loisirs, tu t'attaquais à un nouveau morceau de bois. Finalement, le bruit du maillet sur la matière était un son quotidien, habituel. Un son que l'on n'entendait plus.

- C'était mon rythme propre comme un autre battement de coeur.

- Solitaire, ton travail t'isolait et je pense que tu recherchais cela.

- Il y en a qui sont doués pour la parole, d'autres pour le silence.

- Pourtant, des tempêtes devaient traverser ton esprit?

- De toutes sortes. Je ne crois pas que l'on puisse créer dans la sérénité. Il faut de la violence intérieure. Pour commencer; la matière. Comment faire entrer une oeuvre dans un espace qui ne semble-t-il pas pouvoir le contenir? La lutte du contenant et du contenu. La lutte contre l'impossible. L'impossible qui devient possible à force de patience et de persévérance. Le miracle de l'expression artistique. La foi en l'inspiration jusqu'à l'oeuvre achevée. C'est le fou qui devient sage.

- Tu as eu des colères peut-être, des résignations certainement?

- Oui, quand le bois ne me suivait pas et refusait l'oeuvre que j'espérais. Alors, je pestais, le maudissais, l'abandonnais puis je revenais et cherchais autre chose, une autre forme, une autre inspiration, mais toujours la vie plutôt que la beauté. Les formes ne sont qu'un moyen non une fin. Elles doivent être animées. Je voulais que les formes soient des mots, qu'elles les fassent vivre, exploser, percuter pour réveiller l'esprit qui dort, susciter la curiosité, choquer, ne pas plaire, inquiéter, faire sentir qu'il y a quelque chose à découvrir à celui qui ne s'en doutait pas. Un irréel plus vrai que le réel. Une pensée au dessus de la matière. Un devenir plus fort que le présent au-delà du passage de l'éphémère.

- Comment aurions-nous pu savoir ces tourments? Tu n'exprimais jamais tes sentiments?

- Il y en a qui parlent avant de penser, d'autres qui pensent avant de parler. Je reste persuadé que celui qui n'a rien à dire n'a qu'à se taire.

- Alors, tu n'avais pas grand-chose à nous dire, le regard souvent perdu au-delà des horizons. Peut-être trouvais-tu une écoute auprès de tes amis artistes. Je pense plus particulièrement à l'abbé Pommiés, aumônier des artistes pendant de si longues années ou encore à Jésus Etchevarria, sculpteur comme toi et qui deviendra au fil du temps ton plus cher ami.

- Avec Jésus, nous battions d'un même coeur. L'abbé, lui, tient une place bien particulière. C'est un homme de pensée et de verbe. Un érudit et un poète, vraiment. Ses explications étaient si claires qu'en l'écoutant on pouvait avoir l'impression d'être intelligent. J'aimais, il est vrai, disserter avec lui. Il possède l'intelligence qui est la faculté de comprendre, mais aussi l'esprit de finesse qui est la faculté de sentir. Il sent parfaitement ce qu'il faut dire ou ne pas dire. Si je suis un homme de religion, lui il est un religieux. Il abandonna le costume ecclésiastique comme chacun se contentant de cette petite croix épinglée à la poitrine.

- Le regrettes-tu?

- Cette soutane était comme un mur qui protège, mais qui sépare aussi. D'abord, j'ai penché pour la protection, puis je me suis dit à la suite des apôtres, les religieux ne sont-ils pas envoyés à travers le monde pour évangéliser? Être semblable extérieurement à tous n'est-ce pas le moyen de les toucher? Après tout, qu'importe l'enveloppe pourvu que l'on sache séparer le bon grain de l'ivraie

- Veux-tu dire qu'il y a des religieux qui seraient comparables à l'ivraie?

- Comprends-moi bien, j'ai reçu une certaine éducation chrétienne avec des préceptes qui sont ce qu'ils sont et que j'ai défendu toute ma vie. Faire le bien, s'occuper des plus démunis c'est le rôle du chrétien comme de tout humain. Mais le prêtre est le représentant de Dieu et il doit éclairer la foi telle qu'elle nous est indiquée par la doctrine qui est la volonté de Dieu.

Il est défendu de faire le mal même pour faire le bien, car faire le mal c'est s'élever contre Dieu. Aussi vouloir abréger la souffrance physique ou morale en commettant le geste défendu par Dieu c'est se révolter contre lui.

- Alors, j'ai dû te décevoir, t'attrister ou te révolter?

- Tu as voulu commettre l'irréparable, je n'ai pas à te juger. Mais en la circonstance, j'ai échoué avec toi. Mais cette révolte contre Dieu lorsqu'elle est approuvée par un prêtre, je ne peux l'accepter. Il est l'instigateur du pêché par ses conseils ou son silence.

- Mais..

- Ne parlons plus de çà, veux-tu ? Notre situation est déjà assez extraordinaire sans que nous débattions philosophie ou métaphysique. Tu me parlais de mes silences envers vous, ainsi était faite ma nature. Comment aurais-je pu me comporter différemment?

- Si je me remémore l'appartement de Biarritz où nous avons grandi, ma soeur, mon frère et moi, je le qualifierais d'appartement du silence. Il n'y avait aucune volubilité. Chaque mot était pesé, presque calculé. Nos grands-parents, tes parents qui vivaient avec nous, étaient très âgés. Notre grand-père mourut à plus de cent ans. Ils ne parlaient pas. Assis, chacun dans un fauteuil, dans la salle à manger, seule pièce possédant un poêle à bois de la maison, notre grand-mère raccommodant des draps élimés et sans fin à longueur de journée et notre grand-père lisant et relisant le Sud-Ouest, avant de sommeiller la tête penchée en avant. Notre épanouissement ne pouvait-être qu'intérieur, comme tu avais dû le vivre toi-même.

- Cela devait me convenir.

- Je me suis toujours demandé comment tu abordais ton art. Le vivais-tu comme une passion?

- Je me suis toujours méfié de la passion, elle entraîne l'avidité. Les êtres poussés par elle s'entrechoquent. Les uns passent, les autres tombent. Ils ne se rendent pas compte qu'ils sont enchaînés, prisonniers des choses qui les possèdent alors qu'ils s'en croient maîtres.

- Tu as laissé des pensées sur l'art en général, mais aucune sur la technique proprement dite.

- Qu'aurais-je pu dire sur la technique? Je n'en savais rien moi-même. Je n'ai reçu aucun enseignement. Seuls sont venus l'envie puis le don si j'ose l'appeler ainsi.

- Je te revois encore juger du regard le bois encore brut et par des traits à la craie blanche lui dessiner une ébauche de forme. Tu savais ce que tu allais représenter.

- J'avais une idée, c'est vrai.

- Mais parfois le bois en décidait autrement.

- Je te l'ai dit tout à l'heure, un éclat trop important qui saute et me voila modifiant mon oeuvre par l'obligation de la matière.

- C'était comme si l'artiste et le bois faisaient équipe, liés l'un à l'autre. Le bois guidant tes gestes d'artiste, précis et malgré tout hésitants. Je ne peux pas imaginer que le bois, matière inerte, mais qui fut si vivante et qui, pour moi, l'était encore, allait se laisser dénaturer par n'importe quel coup de ciseaux sans âme. Cette communion était due à l'amour d'un homme pour la matière, sa matière.

- Cela pouvait être voluptueux. La caresse de la main sur le bois tout juste lissé comme la tendresse que l'on porte à un enfant méritant.

- Ce que tu me dis renforce encore l'idée que tu ne pouvais pas te défaire de tes oeuvres si tôt terminées. Elles étaient aussi tes enfants.

- Vous étiez mes enfants. Elles étaient autre chose, mais l'amour y avait sa place.

- Tu dus pourtant en abandonner certaines, car elles étaient des commandes bien spécifiques pour un lieu précis. Ce fut le cas pour l'abbaye de Belloc où ton christ orne toujours la crypte du monastère, l'église saint Charles de Biarritz avec son chemin de croix, d'autres oeuvres encore dans différentes églises du Pays Basque, Bidarray, Anglet ou Mouguerre et d'autres commandes pour des terres de France plus lointaines.

- Ce n'est pas pour autant que je ne leur portais pas le même amour.

- Bien entendu, ta"clientèle" était religieuse et mise à part une maternité qui trouva sa place dans la clinique Molia de Bayonne, je ne pense pas que tu reçus des commandes pour des particuliers.

- Mais j'en vendis à certains.

- Et pourtant, si on regarde de près toute ton oeuvre, beaucoup de tes sculptures auraient leur place dans des salons privés. Je pense à l'évolution de ton inspiration, en particulier lorsque tu délaissas quelque peu les représentations de personnages en pied pour te consacrer à la célébration des mains qui s'élèvent ou des têtes qui se touchent, voire les deux ensembles dans d'invraisemblables totems dont il nous serait difficile d'en trouver l'inspiration dans ton éducation judéo-chrétienne.

- On appela cela "ossuaire vertical". Il y a dans ces oeuvres ce prolongement du bas vers le haut, de la terre vers le ciel, tu ne peux pas en ignorer l'origine mystique. L'oeuvre n'est pas voulue, mais trouvée.

- Il s'agissait toujours de la quête de l'absolu, de l'appel de l'éternité, de l'envie d'aller derrière le rideau du temporel voir ce qui se passe dans l'intemporel.

- Des formes intemporelles: Ni visages, ni mains, mais des idées de visages ou de mains, peut-être plus idées que visages ou mains.

- J'avais appelé le titre de mon chapitre;" la désillusion de l'art", et je me rends compte que je n'ai pas grand-chose à dire sur cela. Je pourrais toujours entrer, de façon indécente, dans ta peau et ressentir cette douleur quand tu voyais que cette énergie dépensée pour créer ne pouvait avoir qu'une reconnaissance artistique, ce qui était essentiel, mais que tes oeuvres ne dépassaient pas le cadre de l'ébahissement et de ce fait ne touchaient pas les "milieux" spéculateurs, susceptibles de donner une valeur mercantile à ton travail.

- Ne crois pas çà, ce n'était pas de la douleur. L'artiste exprime ce qu'il ressent, je l'ai déjà dit et la valeur qu'il peut donner à une oeuvre dépend de paramètres qui n'ont rien à voir avec un marché. Et pourtant sans lui... L'art n'est pas éducation ou instruction, mais vision et impression. L'artiste avance en vue de la découverte. Ce qui l'intéresse n'est pas ce qu'il a fait, mais ce qu'il voulait faire toujours en quête de quelque chose. Marcheur infatigable vers un horizon qui le fuit, happé par le désir de découvrir ce qu'il y a derrière tel un pèlerin de l'inconnu.

- Il y avait de l'ambiguïté là-dessous, une fois encore. Trouver un réseau de vente et garder pour toi la plupart des oeuvres, car trop chéries.

- Que son oeuvre soit belle ou qu'elle ne le soit pas, ce que l'on pourra en dire n'y changera rien, l'artiste suit sa voie pleine de pierres sur lesquelles il bute. Il souffre, mais, s'il est sincère, il avance quand même. Il fait ce qu'il doit faire; suivre son chemin, comme tout homme. Que pourrait-il faire d'autre? Alors la reconnaissance pécuniaire de son travail ne peut-être son but véritable.

- Mais quand on voit des "artistes" qui vendent des oeuvres sans âme des sommes exorbitantes, que doit-on en penser?

- Il est vrai que l'expression artistique a parfois des excès affligeants. Et les "connaisseurs" de s'extasier: un tas de charbon dans un coin : superbe! un Jean délavé et déchiré suspendu à un clou: admirable! un crachat au sol: sublime! une crotte de chien sur le trottoir: beauté! Tu t'en inquiètes: iconoclaste! tu dénonces cette perversion de l'art: tu es inculte, incapable de comprendre l'art moderne. Qu'aurais-je fait dans ces sphères?

- En d'autres siècles, peut-être aurais-tu été pris sous l'aile d'un riche mécène, tu aurais travaillé pour lui et pour sa gloire, mais que devenait la liberté de création?

- Les oeuvres qui sont sorties des ateliers de ces artistes ne sont pas les pires de l'histoire de l'art. Il fallait aussi subsister.

- Tu avais une famille à faire vivre, notre mère ne travaillait pas, tu t'y tenais tant bien que vaille. Nous n'avons jamais manqué de rien, surtout moi le petit dernier et le plus gâté, mais nous n'avons jamais eu de superflus non plus. Ce n'était ni du Zola, ni les" ballons rouges"de Serge Lama, seulement une vie simple comme des milliers d'autres avec en plus l'aura d'un père artiste qui faisait son effet auprès des adultes.

- Allons donc!

- C'est vrai , tu suscitais une réelle admiration auprès de certaines personnes et plus particulièrement auprès des enseignants des écoles que nous avons fréquentées. Je ne sais pas si ma soeur et mon frère ont ce même souvenir, mais plus j'y pense et plus je me dis que tu paraissais lisse de toutes imperfections pour ces personnes là. Une sorte de fan-club avant l'heure. Avant tout, il faut savoir que nous n'avons fréquenté que des écoles privées et par n'importe lesquelles, des écoles dirigées par les frères catholiques ou par les dominicaines.

- Là se trouvait l'éducation que nous voulions vous voir suivre.

- On ne risquait pas d'aller se compromettre dans la laïcité, gangrène déclarée d'idées subversives. L'éducation devait être chrétienne et rien de plus. Que nenni les lois de 1905!

- Tu charges un peu le tableau.

- Si peu. Donc je me souviens très bien de l'émotion qu'apportait ta présence auprès des maîtresses et du directeur de l'école. D'abord, il y avait le nom. La particule faisait son petit effet, ensuite ton parcours universitaire (un exemple à suivre), puis la foi chrétienne (un homme qui ne rate jamais une messe et qui donne au denier du culte a toutes les qualités), et enfin un artiste, mais attention, par n'importe lequel, un artiste qui a du style et des oeuvres s'élevant vers Dieu et respectueuses des valeurs chrétiennes.

- J'ai vraiment échoué dans ton éducation religieuse.

- N'as-tu pas écrit que toute pensée parait révolutionnaire qui s'oppose à un ordre établi qu'elle a pour effet de réformer ou détruire. Réformer me suffirait.

- Il me semble que ma pensée est incomplète. J'ai écrit aussi que si elle finit par s'imposer, les avisés trouveront leur place en prenant des libertés avec elle en l'édulcorant jusqu'à la trahison. Et si quelque esprit s'avise de vouloir rétablir les choses pour retrouver la pensée d'origine, c'est un nouvel assaut de ceux qui ont sauvé leurs traditions à travers le changement.

- Vois-tu, en ce sens, je rejoins ta pensée. Les vrais révolutionnaires ne sont pas ceux qui crient, qui hurlent, qui vocifèrent, qui menacent. Ceux-là n'ont que l'ambition de remplacer le pouvoir en place par un autre; le leur. Les vrais révolutionnaires sont ceux qui sous un aspect paisible, pensent que chacun a droit au partage des richesses, au respect et à la liberté et ceci sans violence. On les appellera naïfs, utopistes ou s'ils parlent trop; éléments subversifs. Mais peut-être que bientôt on les appellera humanistes et on les écoutera.

- J'envie celui qui ne possède rien. Le voyageur sans bagage qui admire ce qui l'entoure. Ces choses possédées par d'autres et dont il jouit à sa façon, gratuitement, sans soucis. En sorte que dépourvu, il possède tout. Profiteur à sa manière!

- Existe-t-il au moins celui dont tu parles et qui

n'a comme richesse que son regard?

- Regarde de temps en temps vers les cieux, tu y trouveras peut-être la réponse.

- J'essaierai. Pour en revenir à l'impact que tu avais sur mes institutrices, j'ajouterai que mon incompétence en dessin et mon peu d'attrait pour les études passaient très mal. Cela leur semblait même totalement incompréhensible. Le paraître social était leur unique critère, peu importe si l'absence du père dans mon suivi scolaire était lourdement ressentie.

- Là aussi, j'aurais échoué?

- Tu as failli. L'art emportait tout.

- Et je ne le voyais pas.

- Chaque année, tu avais ta ou tes expositions. C'était pour toi la jubilation de retrouver cette atmosphère particulière des vernissages, d'échanger avec d'autres artistes ou amateurs d'art sur la nécessité de la culture, la place de la peinture ou de la sculpture dans la société et autres questions essentielles pour vous.

- Et je vous oubliais?

- Vous refaisiez un monde où votre place serait réservée. Tu retrouvais dans ces lieux bien policés, où chaque oeuvre était à sa place, bien droite, ta raison d'être, ton oxygène. En feuilletant ton dossier de presse, je te vois sur certaines photos, l'air faussement naturel, entouré de tes collègues tout aussi faussement naturels, les lunettes sur le nez, les jambes croisées, habillés d'un de tes vestons usés et portant comme un étendard la cravate souvent un peu de travers.

- Je te sens en colère. M'en voudrais-tu encore?

- Si au début, je t'ai décrit, attaquant la terre, les manches retroussées et sans cravate, cela n'était vrai qu'à ces moments là, sinon tu ne pouvais exister sans cet artifice de l'élégance masculine. Véritable image figée de la personne qui fait partie d'une classe sociale "supérieure". Cela aussi devait plaire à mes enseignants.

- Tu m'en veux encore.

- Et pourtant, l'élégance n'était pas de tes préoccupations. Tel ton guide céleste, tu marchais dans la rue, vêtu comme le dernier des mendiants.

- Le dernier, pourquoi le dernier? C'est comme quand on dit: le dernier des idiots! c'est une erreur. Il s'agit du premier des idiots, le meilleur en son espèce. Celui qui le fait le mieux qui révolte l'intelligence et non pas le dernier qui est un mauvais idiot, un idiot imparfait près du dernier des intelligents déjà contaminé par l'intelligence.

- Tu parles de l'intelligence comme d'une tare?

- Il y a l'intelligence ou faculté de comprendre et l'esprit de finesse qui procède de la sensibilité. Les êtres dont l'intelligence est manifeste peuvent être dépourvus de celui-ci. D'autres esprits apparemment limités sentent ce qui échappe aux premiers et naviguent avec bonheur au milieu des récifs sur lesquels les surdoués s'écrasent. Que disais-tu sur l'élégance?

- Tu ne la recherchais pas. Tu n'achetais un nouveau costume que parce que l'ancien n'était plus portable. Je te revois encore avec ton imper en hiver, l'écharpe autour du cou et le chapeau, d'un vert mal défini, sur la tête. Ce qui te permettait lorsque tu saluais quelqu'un dans la rue de lever ton couvre-chef avec courtoisie.

- Il vaut mieux un salut qui se perd que de ne pas rendre un salut offert.

- Par certains côtés, tu étais d'un autre siècle, même pas du XXéme qui t'a vu naître , mais du XVIIIIéme dont tu étais l'héritier absolu.

- Tu parles de moi au passé, tu m'en veux tant que çà?

- À quoi me servirait maintenant de te reprocher ton absence, tu n'y peux plus rien, je n'y peux plus rien. Et je suis persuadé qu'il ne pouvait en être autrement. Tel est mon chemin et je me fabrique autour de cela, même si c'est long et pénible.

- La vie est un espace de temps infime, une épreuve et au lieu de s'appliquer à bien faire, les esprits se dissipent.

- Oublions cela.

- Ne laisse pas s'éteindre la flamme; apporte des aliments au feu de ta pensée, matériaux qui brûlent sans se consumer.

- Pour en revenir à la désillusion de l'art, j'ai feuilleté dernièrement un cahier d'écolier où tu avais répertorié chacune de tes oeuvres avec l'année de sa création, sa taille et le nom que tu lui donnais et je me suis aperçu qu'entre 1966 et 1969, il n'y avait pratiquement aucune création nouvelle, comme un vide dans ton inspiration. Cela évidemment m'a intrigué. D'où venait cette panne de créativité? Cela pouvait correspondre à la fin du groupe d'Ustaritz, y aurait-il eu une déception telle que tu en aurais rejeté l'idée de sculpter? Ou simplement, était-ce l'époque où tu abandonnas le rêve de vivre de ton art et, de ce fait, aurais-tu pensé à tout abandonner pour ne te consacrer qu'à ton travail?

- Il arrive souvent que chez un artiste sa muse aille quelque temps musarder ailleurs avant de revenir plus inspiratrice que jamais.

- Il se peut que cela soit simplement çà, car, d'après ton cahier, l'année 1970 fut plutôt prolifique, avec pas moins de sept nouvelles oeuvres.

Finalement, la désillusion de l'art ne fut que dans son aspect mercantile, pour tous ses autres aspects, tu ne cessas jamais de t'y baigner en créant ou en admirant les oeuvres des autres artistes.

- Le regard que l'on peut porter aux oeuvres des autres est toujours source d'inspiration pour soi. On ne naît pas de rien. Des artistes nous ont précédés, nous ont invités à poursuivre leur travail et à créer un univers proche des leurs.

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