dimanche 10 août 2008

Mon père, ce sculpteur (2)

LE GRENIER D'USTARITZ


- J'aimerais comprendre comment tu as pu en si peu de temps, deux années, créer des oeuvres à ce point si achevées que tu fus reconnu très vite comme un artiste à part entière. Trois années auparavant, tu ne savais rien de l'argile ou du bois. Il nous est resté seulement des dessins et un autoportrait qui annonçaient, tout de même, ton talent graphique.


Si j'osais, je dirais que tes oeuvres sont nées de "l'Immaculée Conception de l'artiste" ou plus simplement le don était là. Et il a suffi que tu entrouvres la porte pour que ce don bousculât tout sur son passage et comme pris d'une fièvre soudaine, te guida dans la réalisation de ces oeuvres à un rythme effréné.

Il a fallu très vite, devant l'abondance de tes oeuvres et l'encouragement de tes proches, te jeter à l'eau. Oser exposer, te soumettre à la critique, car ton ambition, me semble-t-il, était bien d'exposer, de vendre et de vivre de ton art. Tu avais l'orgueil nécessaire à celui qui crée et qui est sûr que ses oeuvres ont une valeur artistique et aussi une modestie, voire un complexe, à présenter, devant un public, tant de toi-même.

- L'un est fait pour la communication, l'autre pour la solitude. Si l'atmosphère qui leur convient change, ils sont comme des oiseaux perdus. Je pense, malgré tout, que nous sommes un peu des deux. Tel était mon état d'esprit à cette époque-là. Je n'étais pas très à l'aise pour décider seul.

- C'est ici qu'entre en scène un homme solide et sévère, au regard de l'enfant que j'étais; mon grand-père, ton beau père. Il était d'une lignée de notables souletins, lui-même ancien maire du village d'Ordiarp.

Il habitait à Ustaritz une maison de maître imposante, près de l'église, avec un jardin qui surplombait la Nive. À côté de cette maison existait une ancienne grange sur un étage dont la partie centrale servait de garage, le reste était vide.

Mon grand-père décida qu'une partie du rez-de-chaussée te servirait d'atelier. D'un côté le four, de l'autre le tour. Le reste du bâtiment sera le lieu d'exposition. Le cadre était rustique, authentique et spacieux. Rêvais-tu déjà de vernissages somptueux?

- Le somptuaire n'est pas de mon goût. Je voulais seulement me faire connaître.

- Ainsi le 4 août 1959 eut lieu le vernissage de ta première exposition. Un vernissage intimiste, plutôt que déclaré, car finalement la modestie l'emporta sur l'orgueil. Parmi les invités figuraient quelques artistes peintres et sculpteurs ainsi que des journalistes locaux dont Eugène Goyeneche qui écrira, certainement, le premier papier sur toi. La reconnaissance de l'artiste était maintenant proclamée et imprimée dans le journal Sud-Ouest." Il est à souhaiter que, dès maintenant, nombreux soient les visiteurs qui auront la joie de découvrir en Guy Laurendeau de Juniac un artiste encore ignoré, mais dont le talent déjà assuré ne tardera pas à être reconnu." C'était dit. Tu étais un artiste et tu n'avais plus à t'en cacher.

- Comme tu y vas! Cette "reconnaissance" journalistique, même si elle fut un encouragement, ne faisait pas de moi, d'un coup de plume magique, un artiste à part entière. Je devais encore faire mes preuves.

- Tu travaillas donc de longs mois à ta nouvelle passion et l'année suivante, tu remis le couvert, mais cette fois tu ajoutas aux céramiques, tes premières sculptures sur bois.

- J'avais ce désir depuis le début, mais je ne m'en croyais pas capable aussi je fis mes gammes sur l'argile plus maniable et moins exigeante. Je ne sais plus à qui j'en parlai et qui m'encouragea à essayer. Il pensait que je trouverais dans le bois, ce matériau naturel, plus de diversité d'expression et que je donnerais plus d'ampleur à mes oeuvres.

- Quand j'y réfléchis, je me dis que tu as commencé par transformer la matière brute de la vie; la terre et, tel un Dieu en création d'un monde propre, tu ne pouvais que poursuivre ton travail par le bois, l'arbre élément essentiel de la vie, poumon du monde, élément enraciné solidement dans cette terre si légère et si fragile.

- J'avais surtout envie de passer à autre chose. Quand on veut aller quelque part et que se présentent plusieurs routes, on ne peut pas toutes les prendre; il faut choisir. En art une vient puis une autre, il faut les suivre l'une après l'autre et tâcher d'aller le plus loin possible avec chacune. Un artiste reste rarement confiné dans un seul domaine.

- Nous étions en mai 1960, je venais d'avoir deux ans et les souvenirs te concernant, en cette année-là, sont enfouis dans ma mémoire et n'en sont jamais ressortis. Autrement dit, seuls les témoignages de mes aînés ou les articles de presse de l'époque me permettent de disserter sur ces premières expositions. Malgré tout, je préfère imaginer, laisser s'exprimer ma sensibilité et le regard, peut-être faussé, que je porte sur toi.

Donc tu sculptais le bois et cette nouvelle exposition, plus élaborée, permettait aux invités et aux visiteurs de contempler ces personnages mystiques et tout aussi émaciés que ceux des céramiques avec une affirmation nouvelle dans tes oeuvres, la présence éclatante de ta foi par la représentation d'un christ en croix.

- Attention, d'un Christ en croix sans la croix!

- Comment çà ?

- Je n'ai jamais sculpté de croix. Qu'est-ce que la croix pour un chrétien? C'est le signe de la crucifixion de Jésus. Quand on prie devant la croix nue, ce n'est pas au bois que l'on s'adresse, mais à celui qu'elle évoque. Représenter le Christ sans croix c'est donc rechercher le contact direct avec Lui que l'on voit, alors que devant la croix nue il faut penser à Lui que l'on ne voit pas. Il va de soi qu'ajouter la croix au Christ n'apporte rien de plus à l'esprit. La croix n'existe donc que par le Christ. Quand le Christ parait, elle s'efface.

- Voici que se posait de nouveau la question du départ: Douleur ou sérénité ? Car quelle autre représentation que celle du Christ écartelé sur cette croix pouvait extérioriser ta propre souffrance surgissant, de façon récurrente, de ton adolescence. Alors, je répondrai douleur, mais pas si simple tant l'extase de l'artiste à l'aboutissement de son oeuvre peut apporter aussi la sérénité.

- Tu as sans doute raison. J'ai souvent entendu à propos de mes oeuvres qu'elles étaient tristes. C'est s'attacher à l'apparence, car la méditation n'est ni triste ni gaie. Elle fait rentrer l'être en lui-même, elle repousse tout ce qui attache au monde, cela ne veut pas dire que cet être y renonce. Il refuse seulement de se laisser dominer par le plaisir, la possession, la jouissance. Toutes choses qui assaillent l'esprit. Par la méditation, il en ressent le caractère passager, trompeur et périssable. Lui, il est éternel.

Je ne voulais pas m'attacher au joli, mais au sensible. Ma foi guidait cette sensibilité.

- Justement, par cette envie, et peut-être même cette nécessité de porter ton art vers le religieux, tu assemblais deux énergies essentielles de ta vie et qui resteront liées pour toujours. Car parler de toi sans parler de religion, de foi serait ignorer l'essence même de ton existence.

- Je suis, je l'avoue, un homme de religion.

- Tu l'étais.

- Je l'étais?

- Quand tu n'étais pas mort.

- La mort! Chacun suit sa destinée. Elle n'est liée à aucune autre. On meurt seul, chacun-pour-soi. Pourtant, la mort n'est pas un trou, mais une montée.

- Et un vide pour ceux qui restent. Lorsqu’après ta mort; nous nous apprêtions à refermer le cercueil, mon frère insista pour qu'on y mette tes missels, tes livres de prières. Il est vrai que nous gardions en mémoire l'image de toi, chaque soir avant de te coucher, lisant des passages de tes missels qui, à la fin de ta vie, semblaient prêts à partir en poussière tant les pages furent tournées et retournées et les mots psalmodiés avec ferveur. Mon frère avait raison. Qui pouvait revendiquer l'héritage de tes livres de prières si ce n'était le chemin d'éternité sur lequel tu venais de t'engager. Ce geste symbolique de placer ces écrits contre toi était notre façon de te dire adieu.

- Du grain qui meurt vient la vie. Mais de quoi parlais-tu auparavant?

- De ce mois de mai 1960 où tu exposas tes premières sculptures en bois. Hormis ce christ en croix, qui deviendra la propriété d'un gynécologue, fondateur d'une maternité bayonnaise, il y avait des personnages, des bustes et aussi dans la continuité de ton expression de la foi; une descente de croix que tu intitulas "douleur de la mère". Douleur qui te ramenait, certainement, vers celle de ta propre mère.

- Ta grand-mère, ne l'oublie pas. Quelle fut sa façon de vivre, sa douleur reste respectable.

- Je le sais. Il y avait aussi une maternité intitulée

"l'amour inquiet" et que tu titreras par la suite "chaîne des êtres". Était-ce la chaîne de l'amour ou la chaîne de l'enfermement? Encore une ambiguïté que tu gardas pour toi.

- Crois-tu que les liens qui unissent une mère à son enfant puissent être ceux de l'enfermement?

- En ce qui te concerne, il me semble.

- L'esprit est plus fort que la souffrance. Il peut être le foyer d'où jaillira la flamme.

- À ce vernissage étaient présents Eugène Goyeneche et Étienne Salaberry, représentants pour le premier le Sud-Ouest et pour le second, le Basque éclair. Chacun écrira dans les colonnes de son journal leur enthousiasme devant les oeuvres exposées. Eugène Goyeneche insistant sur ces poutres de vieux chêne à la section étroite qui imposaient à tes sculptures des normes strictes.

- Eugène se trompait. Ce n'était pas parce que le bois était étroit que les oeuvres étaient filiformes, mais parce qu'elles étaient ainsi conçues qu'elles pouvaient tenir en des bois étroits. L'étirage crée une montée, un allégement, la matière tend à s'effacer, l'esprit la traverse, l'anime, la fait s'offrir aux autres, prête à converser.

- C'est à cette époque que tu te lias d'amitié avec quelques peintres et que vous décidâtes de créer un groupe qui exposerait en ce lieu régulièrement. Ce groupe s'appela tout naturellement: le groupe du grenier d'Ustaritz. Cette association d'artistes était une véritable alliance franco-espagnole, car on y trouvait des artistes comme Casama, Rambié ou Mallet, que j'appelais monsieur Balai, et aussi des peintres venus d'outre-Pyrénées tels que Marixa et Chapapriéta. D'autres encore exposaient auprès du groupe tels que Maria Pia Gimenez, Carrère ou Pucheu.

- Nous avions une vraie complicité artistique. Une vision spirituelle ou onirique de l'art. Ces artistes planaient. Ils observaient d'en haut. Ils ne voyaient pas la chose, mais l'esprit de la chose. Qui n'a jamais vu un oeil au milieu de la figure ou un violoniste sur un toit ou un âne qui vole. Mes amis peintres comprenaient cela; le domaine du rêve, de l'irréel qui sauve du réel.

- La première exposition eut lieu en juillet 1960 et annoncée par voix de presse, elle attira un monde considérable. Il n'y eut pas moins de dix articles en une semaine dans les journaux. Dès deux côtés des Pyrénées, on se précipitait pour venir admirer les oeuvres exposées au Grenier d'Ustaritz. Dès sa création, ce lieu devint le rendez-vous obligé de tous les amateurs d'art de la côte basque et au-delà. Monsieur Lemoine qui était le conservateur du musée Bonnat ainsi que monsieur Ithurriague celui du musée basque avaient répondu à l'invitation. Etait présent aussi, monsieur Bernard Dorival, conservateur en chef du musée d'art moderne de Paris. On pouvait côtoyer des vedettes des variétés telles que André Dassary, enfant du pays. Le monde littéraire avec madame Francis Jammes ou Pierre Benoit, peu de temps avant sa mort et qui était aussi ton cousin. Des vedettes de cinéma ou de la littérature, de passage sur Biarritz ne manquaient pas de s'arrêter à Ustaritz. On y vit même, en cette année, l'acteur américain James Stewart qui offrit à son épouse pour ses onze ans de mariage, une de tes céramiques. Un engouement tel qu'il fit écrire un article savoureux à un dénommé Alceste (?) sur sa vision du vernissage. Je ne peux m'empêcher d'en proposer quelques passages.

" L'avantage d'un vernissage mondain c'est qu'il y a tant de monde qu'il devient pratiquement impossible de distinguer la moindre toile, même en se hissant sur la pointe des pieds...Il y avait des peintres. On ne les approchait pas, on était tout d'un coup comprimé contre l'un deux et l'on se saluait, les bras en l'air, réflexe instinctif de celui qui ne veut pas mourir étouffé...Les artistes ne sauront jamais quelles chandelles ils doivent à ces admirateurs sans complexe, et comme dirait ma femme de ménage: Tans plus que c'est abstrait, tant plus ils s'extasient."

- Je crois me souvenir que ce journaliste n'aimait pas l'art abstrait. Pourtant, l'artiste n'exprime que ce qu'il ressent. Il y a le talent et la création. Créer c'est projeter son moi sur l'oeuvre, c'est suggérer, faire parler, ce n'est pas reproduire. Il est plus difficile de le réaliser avec l'abstrait, car il n'y a pas de support comme dans le réel et on risque de tomber dans le gratuit pour donner la vie à l'oeuvre. L'artiste doit exprimer ses émotions. Il est un chevalier de l'impossible à la poursuite de l'irréel.

- J'ajouterais que dans son article, ce critique d'art au ton joliment ironique fut beaucoup plus emphatique en parlant de tes oeuvres: " Sculptures allongées comme pour synthétiser toute la desséchante ardeur de l'ascétisme expriment une sorte de géniale obsession."

- Quelle littérature!

- Magnifique langue française que l'on peut torturer dans tous les sens et qui donne aux mots même incompréhensibles une esthétique sans pareil.

Ce vernissage avait été conçu, éclairé par de discrets spots dont la lumière était accompagnée d'une multitude de petites chandelles. Bien heureusement, car une panne d'électricité vint ajouter un peu de piment à cette soirée. Trônant au milieu du grenier, un immense chandelier en bois, haut de plus de deux mètres illuminé de douze chandelles, servit de point d'ancrage à tous ceux qui résistaient au fort courant de la marée humaine qui s'était amplifié avec l'obscurité. Ajouté à cela qu'était prévu comme dans tout vernissage, un buffet, celui-ci à base de saucisson et fromage de montagne servi avec un verre d'Irouléguy, ce qui fit dire à notre ami Alceste:" Buffet campagnard et abondant, éclairages rustiques et savants; rien ne manquait à la fête.

En effet la fête fut belle et ce soir-là tu as dû te sentir plus grand que la veille.

- Plus grand? Je ne crois pas. Compris, certainement. Jusque-là, il me semblait que j'avançais à tâtons, je cherchais ma route dans l'obscurité. Et ce soir-là, malgré cette panne d'électricité, la lumière se présenta à moi et m'offrit sa chaleur.

- Cette année 1960 se poursuivit par deux expositions, L'une à la galerie Page à Bayonne et l'autre à Pampelune où tu reçus le prix de la sculpture pour ton oeuvre " les deux mendiants".

- Quand un faible rencontre un plus faible que lui. Cette oeuvre m'apporte toujours une grande émotion. Elle fut reconnue. Je n'ai jamais couru après les récompenses, mais quand on vous distingue à l'étranger, c'est une forme de politesse. Refuser le prix aurait été impoli.

- Durant les années suivantes, "le groupe du grenier d'Ustaritz" exposa, à Ustaritz bien sûr, mais s'exporta aussi à Tarbes, à Oviedo, tout en se réunissant régulièrement à Bayonne ou à Anglet.

Mais avec le temps, le grenier d'Ustaritz disparut du bottin des adresses artistiques où il fallait aller. Une dernière exposition en avril 1968, exposant solitaire et tu fermas définitivement les portes du grenier qui fut pendant presque dix ans le temple de l'art sur la côte basque.

- J'ai essayé d'oublier tout çà. L'oubli est l'opposé de la mémoire. La mémoire c'est se souvenir de ce qui se passe et qui tombe dans un sac plus ou moins grand ou dans un sac percé. Quand le sac est plein, le reste déborde. Quand le sac est percé, le contenu s'échappe. Faut-il se plaindre de cette fuite? Si nous devions nous souvenir de tout, nous arriverions vite à un blocage. L'oubli est une soupape de sécurité. Elle permet d'engranger de nouvelles récoltes. Et de nouvelles récoltes, il en vint.

- C'est vrai, les artistes du groupe continuèrent à exposer ensemble, entourés d'autres peintres ou sculpteurs. Mais votre association s'était éteinte avec la fermeture de "votre" galerie, maison Contourloenea à Ustaritz.

- Le temps ne s'encombre pas de sentiments. Il fallait passer à autre chose.

- Malgré tout, depuis quelque temps, tu avais déjà rencontré l'amertume de la désillusion de l'art.

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