lundi 29 juin 2009

Récit d'un hussard (13)

LA CAMPAGNE DE POLOGNE


Il me serait difficile d'oublier les derniers jours de cette année 1806 tant le froid qui recouvrait les plaines de Prusse et de Pologne était intense et surtout du fait de la bataille de Golymin qui fut pour mon régiment et pour moi-même un moment de gloire.

Notre situation était difficile. Nous chevauchions depuis plus d'une année, sans répit. Nous avions, jusque-là vaincus, conquis Berlin, mais les troupes russes se rassemblaient et se préparaient à nous attaquer. "La grande armée" de l'empereur était fatiguée, exténuée. Nous ne mangions pas à notre faim et les populations que nous rencontrions étaient plutôt hostiles. Cela "grognait" dans les rangs et chacun se demandait quand il reverrait la France, s'il la revoyait. Nous devions déplorer beaucoup de suicides tant les hommes affaiblis, affamés ne voyaient pas d'autre issue à leur calvaire.

L'empereur demanda à Paris, l'appel sous les drapeaux de la conscription de 1807 avec quelques semaines d'avance. Ces hommes viendraient renforcer notre armée au seuil de futures batailles. Il organisa aussi le dépôt de vêtements et de vivres ainsi que la réquisition de plus de 10 000 chevaux.

Malgré cela le moral des troupes était très bas et j'avoue que moi-même, je désespérais de retrouver mon épouse et découvrir ma fille un jour. Le froid et la boue qui étaient notre quotidien alimentaient nos pensées les plus sombres. Même les généraux et maréchaux semblaient fatigués de cette campagne qui n'en finissait pas.

Après seulement trois semaines de repos, ordre nous fut donné de seller les chevaux et de faire route avec les armées de Davout, Lannes et Augereau, vers Varsovie.

Le général Benningsen, commandant en chef des troupes ennemies, était rentré dans la capitale polonaise et notre empereur voulait à tout prix empêcher que celui-ci puisse faire jonction avec le reste des troupes prussiennes, avide de revanches après leur débâcle d'Iéna. Les autres corps de la grande armée devaient passaient la Vistule plus en aval et déborder les forces russes par le nord.

Le prince Murat, du fait de son rang, avait pris le commandement de cette armée avec le titre de lieutenant - général. Lorsque nous arrivâmes aux portes de Varsovie, nous constatâmes que le général Benningsen avait quitté les lieux et notre entrée dans la ville fut acclamé par les habitants.

Notre empereur vînt nous rejoindre le 18 décembre alors que la pluie qui ne cessait de tomber rendait les routes impraticables, ce qui rajouté à la fatigue de la marche, rendait l'avancée des troupes encore plus pénible. Le matériel s'embourbait ainsi que les chevaux et la grogne augmentait dans les rangs de notre armée. Notre empereur, lui-même, dut abandonner sa berline et finir son voyage sur un simple bidet de poste.

Malgré cela chaque armée progressait et après avoir reconstruit les ponts sur la Vistule, nous nous préparions à encercler les troupes russes. Celles-ci s'étaient concentrées dans les régions de Golymin et de Pulstusk.

Le 24 décembre, Napoléon décida de les attaquer avant qu'elles n'aient le temps de consolider leurs positions.

L'armée du maréchal Lannes s'affrontait durement avec le gros des troupes russes à Pulstuck tandis que nos forces en compagnie de celles des maréchaux Ney, Augereau et Soult attaquèrent Golymin.

Il faut imaginer ce que fut cette bataille. La pluie ne cessait de tomber rendant toute progression pénible et lente. Nos chevaux s'extirpaient difficilement de la boue, l'artillerie s'embourbait jusqu'aux essieux et l'ennemi nous tirait sur place. Ainsi, alors que nous avancions malgré tout, nous vîmes le corps de cavalerie pliait sous les charges de la cavalerie russe et surtout la brigade du général Lassalle, héroïque tout le long des campagnes se retirait de la bataille sans avoir donné. Cet abandon mettait en péril tout notre dispositif. Mon régiment étant le plus proche, je n'hésitai pas une seconde. Extirpant mon cheval de la boue, j'ordonnai à mes hommes de me suivre et de contrer l'attaque ennemie.

Ainsi, nous dûmes nous battre dans ces conditions déplorables et résister aux charges d'une cavalerie plus nombreuse, mais moins aguerrie que nous. Nous nous servions de leur fougue pour les entraîner vers des terrains où notre expérience de la guerre pouvait s'exprimer. Pendant des heures, nous luttâmes contre ces jeunes cavaliers qui tombaient nombreux, bravement. Mes hommes, aussi, subissaient ses attaques et beaucoup d'entre eux mourraient. Je désespérai de venir à bout de cette furia, quand enfin dans un réflexe de la dernière chance, je repositionnai mes hommes différemment. Ceci perturba la cavalerie ennemie et nous pûmes, à notre tour, passer à l'offensive. Les jeunes cavaliers russes nous voyant foncer sur eux, sabre en avant, hurlant, prirent peur et subirent notre charge avec de telles pertes qu' ils rompirent le combat nous laissant leur étendard. Nous avions vaincu et nos troupes à pied s'emparèrent de Golymin. Nous étions épuisés, mais fiers d'avoir déjoué les plans du général russe.

Il y eut durant cette bataille un fait invraisemblable. Le général Lassalle qui était un guerrier intrépide et qui considérait un hussard de trente ans encore vivant comme un jean-foutre fut déshonoré de voir ses hommes s'enfuir. Il les pourchassa, les arrêta, leur fit faire demi-tour et les positionna à l'arrêt face à l'artillerie russe, le sabre au fourreau. Il leur faisait subir "l'expiation". Ses hommes tombaient autour de lui sans combattre. Lui-même vit deux chevaux mourir sous lui. Cette exécution ne cessa que lorsque nous repoussâmes l'armée ennemie et pûmes nous emparer de leur artillerie " empoissée dans la boue".

L'étendard dont nous nous étions emparés fut le symbole de cette journée.

Je le déposai aux pieds de notre empereur. Celui-ci me releva, déclara devant l'armée réunie que c'était grâce à des hommes courageux comme ceux de notre régiment que les victoires se font au-delà de la stratégie de leurs chefs. Il me fit, sur le champ, colonel titulaire du 1er hussard et me remit la croix d'officier de la Légion d'honneur, ajoutant à l'oreille:" je vous récompenserai autrement un peu plus tard." Après cette mystérieuse phrase, il fit donner les honneurs à notre régiment. Le soir, avec mes hommes et malgré l'épuisement qui était le nôtre, nous fêtâmes tard dans la nuit cette mémorable journée.

Les jours qui suivirent ne furent que poursuite. Le corps d'armée du maréchal Lannes fut positionné à l'est de Varsovie empêchant toute éventuelle tentative de reprise de la capitale polonaise. L'armée du maréchal Bernadotte se trouvait plus au nord et celui du maréchal Lefèbvre fit le siège de Dantzig où s'étaient retranchés 18 000 Prussiens. Le maréchal Ney devait empêcher le maréchal Lestock de rejoindre les troupes russes et devait faire la liaison avec les troupes cantonnées plus au sud.

Bien entendu, le maréchal toujours aussi intrépide et ne connaissant pas la patience s'engagea plus en avant à la poursuite des troupes prussiennes et malgré les injonctions de notre empereur, il continua sa progression en direction de Bartenstein.

Notre empereur fit en sorte que nos conditions changèrent. Ainsi, nous reçûmes une chemise, un sac de couchage, des bottes ou des souliers selon l'arme dans laquelle nous servions. La nourriture, elle aussi, fut améliorée.

De son côté, le général Benningsen se préparait à lancer une contre-attaque contre notre armée en la contournant par le nord.

Mais, le général fut bien surpris de trouver sur sa route les unités du maréchal Ney. Ce dernier, comprenant qu'il avait face à lui, l'avant-garde le l'armée russe se replia en prévenant le maréchal Bernadotte et l'Empereur. L'effet de surprise sur lequel comptaient les Russes était éventé.

A son tour, notre empereur organisa sa contre-offensive, mais ses ordres furent interceptés par l'ennemi ce qui modifia encore le mouvement des troupes. Notre empereur qui avait prévu d'encercler l'ennemi, apprenant leur changement de stratégie, décida de couper l'armée russe en deux et donna les ordres en conséquence.

Nous qui espérions passer l'hiver dans notre cantonnement, nous étions de nouveau sur les routes après seulement trois semaines de repos. Cà "grognait" dans les rangs ce qui fit dire à Napoléon:" ils grogneront, mais ils marcheront!" Et nous marchions.

Une première rencontre avec l'ennemi eut lieu au village de Jonkovo où une partie de l'armée russe s'était rangée en ligne de bataille. Nous combattîmes de front et cela dura jusqu'à la tombée de la nuit. À l'aube, nous nous aperçûmes que, profitant de l'obscurité de la nuit, une grande partie des forces ennemies s'était retirée, ne laissant qu'une arrière-garde. Le village fut pris et nous dûmes, sans repos, continuer notre poursuite. C'est ainsi qu'après plus de 85 kilomètres de marche vers le nord, nous rattrapâmes une partie de l'armée ennemie dans le ravin de Hoff.

Le terrain était très accidenté et nous trouvâmes là un gros détachement d'infanterie protégé par quelques escadrons de la cavalerie russe. Le maréchal Murat nous fit charger l'ennemi, bien décidé à en finir rapidement. Appuyés par les dragons du général Klein et les cuirassiers du général d'Hautpoul, nous attaquâmes de deux côtés à la fois. La cavalerie russe, installée sur plusieurs lignes, nous barrait la route. Notre charge fut contenue une première fois par ces cavaliers courageux, mais notre application à respecter les ordres de notre prince-maréchal paya et les troupes rompirent le combat. En les poursuivant et les acculant dans un bois près du village, certains d'entre eux firent soudain volte-face. Par cette manoeuvre, je me retrouvai un instant coupé de mes hommes et dus faire face à trois cavaliers russes. Ces derniers m'attaquèrent de trois côtés, j'essayai de me dégager, mais un violent coup de sabre sur l'épaule me fit vaciller. Je ne dus la vie sauve qu'à l'arrivée de mon ami et protecteur. Honoré. En compagnie d'une partie de mes hommes, il se porta à mon secours et désarçonna mes agresseurs. Je sentais le sang couler dans mon dos. La blessure était douloureuse, mais me paraissait peu grave.

Le soir au bivouac, je fus soigné et le chirurgien voulut me faire évacuer, craignant que la blessure ne s'ouvre à nouveau. Je lui assurai que çà irait et qu'il n'était pas question que j'abandonne mes hommes maintenant.

C'est dans cet état que j'arrivai en compagnie de mon régiment à la suite de l'armée de la nation à Eylau où s'était réfugiée l'armée du général Benningsen.

Quelle journée terrible! Le froid était intense et nous allions vivre la bataille la plus terrible de toute notre épopée.

Le maréchal Davout avait bien commencé la bataille en prenant par surprise plusieurs villages aux troupes russes. Mais ceux-ci au milieu des flocons qui commençaient à tomber résistèrent et ainsi, pendant plusieurs heures les deux armées s'affrontèrent et se reprirent mutuellement les villages. Nous étions en réserve de la bataille. Le prince Murat, à nos côtés, observait le déroulement des opérations et voyant le maréchal Davout en difficulté, s'apprêta à nous demander d'aller à son secours, mais l'empereur préféra diriger l'armée du maréchal Augereau vers celle de Davout. Le temps qui fut si souvent notre allié devint ce jour-là notre pire ennemi. Au moment où les troupes du maréchal Augereau firent marche, une tempête de neige se leva aveuglant les pauvres soldats. Ceux-ci ne sachant plus se diriger allèrent trop à gauche et se retrouvèrent face à l'artillerie russe. Les canons tonnèrent à bout portant, décimant l'armée du maréchal qui lui même fut blessé. Trois de ses généraux de division moururent sur le champ de bataille. Profitant de la situation la cavalerie russe se rua sur les pauvres fantassins et les sabra sans pitié. Le 14éme régiment fut pratiquement anéanti. L'empereur voyait cela et n'en croyait pas ses yeux. La charge des cavaliers russes fit une brèche dans nos rangs et ils vinrent menacer le cimetière où l'empereur avait installé son état-major. Celui-ci se tournant vers le prince Murat lui dit:" vas-tu nous laisser dévorer par ces gens-là ?" Alors, le prince se tourna vers nous et nous cria:" allons venger nos camarades et que notre sabre ne se baisse que lorsque la cavalerie russe sera entièrement anéantie".

Nous levâmes tous notre sabre et en criant nous nous lançâmes à l'assaut de l'ennemi. Cette charge fut la charge la plus grande de mémoire de soldats. Nous étions plus de

10 000 cavaliers à fondre sur les Russes. À l'aller comme au retour, nous sabrâmes sans relâche. Tous ces corps sans vie qui nous entouraient nous donnaient encore plus de volonté. Les Russes furent bientôt submergés par notre colère. Ma blessure s'était réouverte, mais je n'y faisais pas cas tant ce combat anesthésiait ma douleur.

Notre attaque avait réussi. Le cimetière était préservé et la cavalerie ennemie eut d'énormes pertes.

Durant tout l'après-midi, le combat resta incertain. Il fallut l'arrivée, en fin de journée, des troupes du maréchal Ney pour qu'enfin le combat tourne à notre faveur et voit les troupes du général Benningsen se retirer.

Le lendemain, après un bivouac bien mérité, nous pûmes constater l'ampleur des pertes. Un véritable carnage.

L'empereur avait renoncé à faire poursuivre le général russe tant nos soldats étaient épuisés.

Quand, vers midi, il revint sur le champ de bataille, il parut choqué. Ses valeureux soldats le voyant passer n'avaient plus la force de se lever devant lui. L'empereur parcourait le champ de bataille en silence comme hébété. Il finit par murmurer, alors qu'il passait devant nous:" quel massacre! Et sans résultat! Spectacle bien fait pour inspirer aux princes l'amour de la paix et l'horreur de la guerre!"

Le champ de bataille encore fumant n'était qu'un entassement de corps; soldats russes et français mêlés. Même pour les plus aguerris d'entre nous, le spectacle était difficilement soutenable. Nous marchions à la recherche de camarades tombés auprès de nous. J'avais perdu beaucoup de mes hommes et je recherchais leurs corps pour leur offrir une sépulture digne de leur bravoure. Il nous faudra des jours entiers pour ensevelir tous ces pauvres gars raidis par le froid. Notre empereur resta auprès de nous durant les huit jours qui furent nécessaires pour mener à bien cette triste corvée. Il activa les secours aux blessés, particulièrement touché par la mort de son aide de camp: Claude Corbineau.

Et dire qu'après cela, il allait falloir se remettre debout et affronter encore cette armée russe qui n'était pas anéantie. Plus de 30 000 morts de leur côté, 20 000 chez nous. Le compte était impudique et les images qui nous restaient de cette bataille, le rendait intolérable.

"Ma mie! Ma mie! Quand te reverrais-je ?" J'étais fatigué. Cette bataille m'avait profondément marqué. Honoré, lui aussi parlait peu. Il avait été blessé à la tête et ressentait encore des douleurs au lever.

Pourtant, dès le début mars, les troupes russes passèrent à l'offensive et attaquèrent le maréchal Ney. Les hostilités reprenaient.

Nous devions chevaucher vers Heilsberg pour occuper le plus longtemps possible les troupes russes qui s'y trouvaient, permettant à notre empereur de se positionner avec le gros de son armée sur Landsberg et prendre à revers l'armée du général Benningsen.

Nous fûmes reçus par une armée russe bien plus nombreuse que nous. Nous combattions à un contre deux, vaillamment, au risque d'être encerclés. Heureusement, prévenu de la situation, l'état-major nous envoya des renforts ce qui nous permit de nous dégager.

Pendant quelques jours encore les deux armées se sondèrent avant que leurs généraux en chef décidassent de se retirer et d'installer leurs bivouacs respectifs autour d'Eylau. Nous étions début avril et l'attente commençait. Combien de temps durera-t-elle?

Deux mois. Deux mois à panser nos plaies physiques et morales. Nous reçûmes de meilleures rations, puis arrivèrent des contingents de jeunes conscrits de France, de Hollande, de Bavière, de Saxe et d'Italie et de nombreux chevaux fringants et racés.

Le 10 juin, une première bataille eut lieu à Heilsberg. Nos troupes qui étaient engagées repoussèrent les troupes russes qui allèrent se réfugier à Friedland.

Le 14 juin, nous y étions aussi. Et vers cinq heures de l'après-midi, notre empereur décida d'attaquer. À ses officiers qui s'étonnaient de l'heure tardive, il leur dit qu'à cette époque de l'année le soleil se couchait tard. Puis, se tournant vers le maréchal Berthier, il lui demanda:"Quel jour sommes-nous? - le 14 juin, sire, lui répondit-il - 14 juin? Jour de Marengo! Jour de gloire! S'exclama notre empereur. Cette exclamation traversa les rangs de la grande armée, chacun la répétant comme un cri de ralliement.

La bataille dura jusqu'à dix heures du soir, mais, en ce jour anniversaire, rien ne pouvait nous arriver. L'armée russe fut vaincue, perdant encore plus de 20 000 hommes. Nous poursuivîmes les restes des troupes jusqu'à Koenisberg où l'arrière-garde ennemie sous le commandement du général Lestocq fut faite prisonnière.

Nous continuâmes jusqu'à la ville de Tilsitt où notre prince- maréchal reçut le prince Lobanov-Rostovsky qui venait solliciter un armistice. Le maréchal Murat le fit conduire auprès de notre empereur qui le retint à dîner.

Ils décidèrent que le temps des batailles était terminé et que maintenant venait celui des pourparlers.

Ainsi, la campagne de Pologne se terminait et il était dit dans les rangs que nous allions enfin rentrer chez nous. Nous n'osions pas trop y croire encore.

Le 7 juillet, un traité est signé à Tilsitt, entre notre empereur et le tsar. La Russie devint notre alliée. Les deux empereurs ayant la même haine de l'Anglais. De plus, ils se payèrent sur le dos de la Prusse. Celle-ci perdit une grande partie de ses territoires à l'ouest de l'Elbe ainsi qu'en Pologne. Elle dut payer d'énormes indemnités de guerre. La Russie accepta d'adhérer au blocus continental contre l'Angleterre. Notre empereur et, par lui, notre nation étaient au sommet de sa puissance.

L'année 1807 entrait en été, ma fille allait sur ses deux ans et j'allais enfin la connaître. Notre retour venait d'être confirmé.

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