vendredi 29 mai 2009

Récit d'un hussard (8 et 9)

Privé de modem depuis quinze jours( merci Alice), je poursuis mon récit par une voie détournée, en espèrant retrouver internet très vite. Suivent deux chapitres .


MARENGO


Nous devions rejoindre Dijon où nous serions momentanément casernés avant de retrouver les terrains d'opération.

Partis de Paris en toute fin du mois d'avril, nous cheminions vers l'est. Le temps était beau et les parfums du printemps nous accompagnaient sur la route.

Malgré mon grade de capitaine, j'avais été nommé commandant de corps. Nous manquions d'officiers supérieurs et de fait, nous étions quelques simples officiers nommés à de telles responsabilités. Le 1er hussard, fort de 120 hommes, était sous mon commandement. Si j'en éprouvais une grande fierté, je ressentais aussi une appréhension réelle. Saurais-je commander ces hommes que je connaissais bien et dont la rudesse ne masquait pas une fidélité totale à leur corps d'armée ?

Heureusement Honoré Greff était à mes côtés et son soutien m'était ma plus grande assurance. N'avait-il pas promis à Angélique qu'il me protégerait ?

Nous devisions de la situation de notre pays et de notre armée. Malgré les nouvelles peu optimistes qui venaient d'Italie, nous avions confiance en notre général en chef. Il s'était encore couvert de gloire en Égypte et en décidant de s'imposer politiquement à la Nation, nous pensions qu'il était certainement celui qui pourrait sortir notre pays de ces guerres incessantes.

Nous ne croyions pas qu'il n'ait fait que participer au coup d'éclat du 18 brumaire. Nous pensions qu'il en était l'instigateur avec son frère Lucien, président des cinq-cents et que les deux autres consuls, Sieyès et Ducos, ne servirent que de cautions politiques.

Arrivés à Dijon, nous apprîmes que le général Masséna avec son armée était assiégé dans Gênes par les Autrichiens. De plus, les soldats français devaient faire face à la famine imposée par le blocus et aux épidémies. Nous ne savions pas combien de temps encore le glorieux général allait pouvoir tenir. Le général Moreau, de son côté, qui devait faire diversion pour dégager le général Masséna, ne progressait pas suffisamment vite. Notre général en chef, devant cette situation mal engagée, prit les décisions, comme à son habitude, les plus radicales. Il décida que nous passerions en Italie par le chemin le plus court; le col du Grand-Saint-Bernard. Passage périlleux, d'autant que l'hiver n'était pas fini là-haut et que nous allions devoir progresser dans la neige. Mais rien n'arrêtait le premier consul. Il avait fait venir auprès de lui le général du génie Marescot, chargé de la reconnaissance des Alpes et lui avait demandé:

- Par où pouvons-nous passer?

- Le Saint Bernard semble le plus approprié..Mais l'opération sera difficile

- Difficile, dites-vous général, mais est-ce possible ?

- Je le crois. Avec des efforts extraordinaires.

- Alors, partons!

Ainsi, fut fait et nous prîmes la direction du col des Alpes, non sans appréhension devant la difficulté de la route.

L'aventure promettait d'être insensée. Arrivés au pied du col, nous comprîmes la difficulté que nous aurions pour faire passer les pièces d'artillerie sur l'autre versant. La route était à peine carrossable et la pente bien raide. Les fantassins s'engagèrent se couvrant de leurs manteaux, la température avait baissé d'un coup et le froid nous cinglait le visage. Nous les suivîmes, essayant de ménager nos montures autant que cela se pouvait tant la route devenait glissante et périlleuse. Quant à l'artillerie lourde, le problème restait entier. On promit aux paysans des villages avoisinants, mille francs par pièce de canon transportée au sommet. Mais après quelques jours d'efforts et si peu de résultats, il fallait plusieurs dizaines d'hommes pour faire passer une seule pièce en deux jours, les paysans épuisés, abandonnèrent le travail. Alors, les artilleurs, refusant toute gratitude financière, décidèrent de se charger eux-mêmes de l'opération. Leur officier affirmant qu'il était de leur honneur de sauver leurs canons.

Loin devant, nous progressions. Nous longions le cours de la Doria et la route devenait moins périlleuse. Devant nous, la vallée s'élargissait et nous pensions avoir accompli le plus difficile. Mais notre soulagement fut de courte durée, l'armée dut stopper sa progression. Les éclaireurs vinrent prévenir nos chefs que nous allions aborder un défilé étroit, surmonté par le fort de Bard et qu'il nous serait difficile de passer, non seulement sans subir de lourdes pertes, mais aussi sans prévenir l'ennemi de notre progression. Car jusque-là, Bonaparte avait réussi à tromper les espions autrichiens en faisant croire que seuls quelques renforts s'étaient engagés dans le col pour porter secours au général Masséna toujours enfermé dans Génes. Le premier consul, en éparpillant les rassemblements de troupes sur tout le flanc Est de la France et ne les faisant converger tous vers le col qu'au tout dernier moment, avait leurré les Autrichiens et leur haut commandement croyait même que Bonaparte, lui-même, était resté à Paris pour faire face à une rébellion. Le piège avait fonctionné à merveille, alors que notre premier consul était là près de nous à Martigny d'où il reçut les informations concernant l'arrêt de notre progression.

Alors, avec son état-major, il étudia les cartes et découvrit d'autres voies possibles pour passer les Alpes et éviter ce défilé.

Ordre nous fut donné de nous diviser et de prendre des sentiers séparés qui se réunissaient, plus loin, au-delà, du fort de Bard. Le général en chef prit aussi la décision de laisser sur place toutes les pièces d'artillerie qui ne pouvaient passer et qui allaient retarder notre avancée. Il affirma, parait-il, à ses officiers que nous n'aurions plus qu'à prendre celles des Autrichiens dès notre premier affrontement.

Puis, il s'engagea, à son tour, dans le col, à dos d'un mulet conduit par un guide du pays et qui avait confirmé la possibilité de rejoindre l'Italie par d'autres voies, en particulier, celle d'Albaredo.

Bonaparte fit savoir au commandant de l'artillerie et revenant ainsi sur sa première décision, d'essayer, malgré tout, de faire passer ses pièces sous le fort de Brad. De trouver le moyen d'éviter d'attirer l'attention des Autrichiens. D'abandonner son matériel seulement si le passage était impossible.

Ainsi, fut fait. Tandis que de l'autre rive, nous progressions, à la vue dépitée des soldats ennemis positionnés dans le fort, notre artillerie, après avoir couvert la route de fumier et de paille et disposé des étoupes autour des pièces, passait en dessous de ces mêmes soldats dans un silence absolu.

Nous nous retrouvâmes bientôt à Saint-Rémy. Nous avions passé les Alpes et nous tenions prêts à dévaler vers les positions autrichiennes.

Au bivouac, Honoré Greff retrouva son pays, Perrier, l'artilleur, qui nous raconta cette épopée à travers les cols alpins :

- Tu vois, j'ai fait la campagne d'Égypte, là-bas, c'était tout plaines, ici, c'est tout montagnes. Qu'importe, on ne connaît qu'un mot d'ordre: " En avant!" Et plaines ou montagnes, c'est tout pareil, il suffit de vouloir. Il paraît qu'un certain Hannibal était passé là avec des éléphants, on n'allait pas rester derrière avec nos canons. Je ne sais pas comment on a fait, mais on est passé.

Le brave Perrier méritait tout comme ses frères d'armes, un bon repos, car bientôt, il allait falloir nous engager.

Le Lieutenant-Général Lannes qui commandait l'avant-garde avait ouvert la voie de Turin et attiré vers lui les troupes ennemies, persuadées que la ville était l'objectif de notre général en chef. En fait, celui-ci visait Milan et espérait bien y entrer par surprise.

Ce jour, le 23 mai, je fus convoqué par le Lieutenant-Général Murat, le commandant en chef de la cavalerie. Auprès de lui se trouvait le général de division Berthier ainsi que les généraux Kellermann, Champeaux et Rivaud, ils m'apprirent que le général Masséna tenait toujours tête aux assaillants autrichiens, mais qu'il était au bord de l'agonie. La moitié de ses soldats étaient morts et les vivres manquaient. Nous devions absolument traverser le Pô avant sa capitulation, avant l'arrivée des troupes du maréchal Mélas. Murat me fit savoir que le 1er Hussard avait été choisi pour installer une première ligne offensive de l'autre côté du fleuve. Il nous était demandé de prendre le pont qui gardait la ville de Plaisance et de le tenir jusqu'à l'arrivée des troupes. Le général Moncey, de son côté, après avoir franchi le Saint-Ghotard, filait vers Milan où il attendrait le général Bonaparte. Nous devions ouvrir la voie à toute la cavalerie, le reste de l'armée traverserait le Pô à Stradella.

En sortant de la tente du Lieutenant-Général, j'avais l'impression de me retrouver quelques années auparavant où il m'avait été demandé, déjà, de tenir un pont.

Je rassemblai mes hommes et leur fit part de notre mission. Avoir été choisi pour mener cette offensive les rendit fiers. Ils redressèrent la tête et d'un seul cri glorifièrent la patrie et le premier consul.

La nuit était froide. Près du feu, j'essayai de me concentrer sur cette mission, me remémorer les lieux autour de Plaisance. Mais je ne pouvais pas libérer mon esprit de l'image de ma tendre épouse. Je sortis de dessous mon uniforme ce médaillon que j'avais autour du cou. J'en actionnai le fermoir et fit apparaître son visage si fin, si radieux. Pour la première fois, je me demandai si je la reverrais. Je prenais conscience que ma vie ne tenait à pas grand-chose ; une dose de chance certainement. Perdu dans mes pensées, je n'entendis pas Honoré s'approchait de moi. Il posa sa main sur la mienne, m'aidant à refermer le médaillon et me dit:" Ne t'inquiète pas. Votre amour te protégera." Nous restâmes un moment silencieux puis mon ami me demanda ce que je comptais faire. Je regardai le ciel et apercevant la lune qui illuminait notre campement me vint une certitude. " Je pense que nous devons partir avant le lever du jour. Regarde, la lune nous guidera. Nous devrons nous approcher du pont avant que le soleil n'apparaisse et attaquer par surprise. Quelles que soient les forces que nous trouverons en face de nous, nous aurons plus de chances de les vaincre ainsi. Greff me regarda et me sourit:" alors nous devons nous mettre en route, le jour n'est plus très loin. Je vais réveiller les gars." Il me laissa et je pensai que nous avions déjà combattu à Plaisance trois ans auparavant, c'était un avantage. Nous avions alors ouvert la voie vers Lodi, étape obligée qui nous mena quelques mois plus tard à Milan. Dire que nous avions reperdu toutes ces places fortes en un an alors que le général Bonaparte guerroyait en Égypte. Le combat, demain, serait rude. L'état-major ne m'avait pas caché que les forces ennemies seraient, peut-être, plus importantes que nous. Aussi, il m'avait recommandé de nous en tenir au pont et de ne pas nous aventurer trop loin sur l'autre rive. Je me redressai d'un coup et portai ma main sur mon coeur. Je sentis le médaillon sous mes doigts et ainsi, assuré que rien ne pourrait m'arriver, j'allais rejoindre mon escadron qui se préparait déjà à partir.

Nous nous éloignâmes du camp le plus silencieusement possible. Les soldats de garde nous regardèrent passer sans un mot. Leurs regards en disaient plus que le moindre mot d'encouragement.

Nous chevauchâmes prudemment tout le long de la route. La lune nous offrait la lueur suffisante pour progresser sans heurts. Nous nous approchions du Pô et pouvions déjà, entendre son grondement et, très vite, la fraîcheur qui émanait de ses eaux.

Accroupis, à l'orée d'un bois, nous observions le pont que nous devions reprendre. Deux feux de camp nous indiquaient la présence de troupes ennemies, mais nous pouvions difficilement les repérer, malgré l'éclairage de la lune. Il n'y avait pas de bruit, les hommes devaient dormir. Seuls, quelques soldats parlaient près des feux et d'autres patrouillaient aux abords du pont. Une quinzaine d'hommes tout au plus. Nous devions attendre les premières lueurs du matin pour nous faire une idée des forces présentes. Attaquer maintenant sans repère me semblait suicidaire. Le ciel pâlissait lentement là bas derrière nous, une petite heure et nous serions fixés sur nos chances de réussite.

Plusieurs fois durant cette attente, je portai ma main sur mon coeur et sentis le médaillon d'Angélique. Se mêlaient en moi, l'excitation face au combat imminent et la tristesse d'être loin de mon aimée.

La brume du petit matin faisait comme un voilage léger qui semblait s'élever au-dessus du fleuve. Maintenant, à travers les volutes émanant des eaux froides du Pô, nous pouvions observer les positions ennemies. Le campement nous apparut dans son ensemble. Il devait y avoir un peu plus d'une centaine de soldats, guère plus que nous. Deux canons seulement. La situation n'était pas mauvaise. Il nous faudrait surgir brutalement du bois où nous nous cachions pour que la longue chevauchée sur le pont ne nous mette pas en danger. Seul cet effet de surprise nous permettait de réussir notre entreprise. Et nous devions agir sans tarder, profiter du désordre dans les rangs autrichiens. Nous n'aurons pas beaucoup de temps pour prendre le dessus sur eux et les forcer à se rendre.

Je rassemblai mes hommes autour de moi et leur dis que seul le passage par le pont était possible. Le Pô était trop profond et trop remuant pour espérer le traverser à gué et contourner l'ennemi. Attaquer par un seul axe et de front, allait rendre notre offensive périlleuse et certainement mortelle pour certains d'entre nous, mais nous pouvions compter sur l'effet de surprise pour accomplir notre mission et ainsi permettre aux troupes de la Nation de progresser au-delà du fleuve et mettre à mal la nouvelle coalition qui se dressait devant nous.

En silence, nous nous encourageâmes, puis montâmes à cheval et nous disposâmes dans l'axe du pont. Sur l'autre rive, les soldats autrichiens se réveillaient lentement et s'affairaient sans se douter de ce qui les attendait. Il était temps de leur faire connaître notre présence. Je levai mon sabre et dis à voix haute : " Messieurs, pour la Nation !" Je pointai mon sabre vers l'ennemi et d'un coup d'étrier fis démarrer ma monture au galop. Je sentis le souffle des chevaux de mes hommes autour de moi et c'est ainsi que nous débouchâmes du bois et entrâmes sur le pont dans un bruit assourdissant des sabots et de nos cris mêlés.

Les Autrichiens furent pris de panique. Ils couraient dans tous les sens, à demi nus ou finissant de se vêtir en catastrophe en se jetant sur leurs armes. Seuls, ceux de garde essayèrent de se positionner à l'autre bout du pont, leurs armes pointées vers nous. Leur salve ne nous arrêta pas. J'entendis seulement le cri de quelques-uns de mes hommes touchés puis le bruit sourd de leur chute sur le pont.

Nous étions déjà arrivés sur l'autre rive. Et avant que les fantassins ennemis aient le temps de recharger, nous étions sur eux et les sabrions sans ménagement. Puis nous occupâmes le camp, allant de toutes parts, poursuivant ces soldats qui s'éparpillaient dans un désordre inimaginable. Certains, malgré tout, essayaient de résister, attrapant une baïonnette ou un sabre, ils se mettaient face à nous. Mais la puissance de nos chevaux et la hargne qui nous habitait les expédièrent ad patres sans retenue. À bout d'épuisement et de courage, l'ennemi se rendit, alors que certains de mes hussards poursuivirent ceux qui voulaient s'échapper vers l'arrière et prévenir l'armée ennemie de notre offensive. Le succès était total. Nous avions près de cent prisonniers et deux canons à notre disposition. Le sol était jonché de corps morts ou mourants. J'autorisai l'ennemi à les soigner alors que j'envoyai l'un de mes hommes à la rencontre de nos troupes pour leur annoncer la réussite de notre mission. Je fis soigner nos blessés, peu nombreux et je ne dus déplorer que cinq morts dans mon unité. J'étais soulagé. Honoré Greff vint vers moi et me félicita en me disant :

"Surtout garde ce médaillon sur toi, il est notre porte-bonheur."

Trois heures plus tard, alors que j'avais organisé le campement de façon à faire face à une éventuelle contre-offensive autrichienne, les premières unités de notre armée arrivèrent et traversèrent le pont. Le bruit des sabots des chevaux trottant sur le pont semblait être un orage sans fin. Une menace inquiétante pour les troupes autrichiennes qui durent entendre ce roulement au-delà des forêts et des plaines.

Le lieutenant-général Murat vint à ma rencontre et me félicita pour la réussite de notre entreprise:

- Maintenant le général en chef peut rejoindre Milan, rien ni personne ne pourra l'en empêcher. Et ceci en partie grâce à vous. Je vous félicite capitaine. Je savais vos hussards courageux, ils ont démontré aujourd'hui leur habileté et leur fidélité.

Le général Bonaparte était dans Milan, quand nous apprîmes la capitulation du général Masséna. Il perdit la moitié de ses hommes et les trois quarts de ses officiers, mais il put sortir librement de la ville de Gênes avec ce qui restait de son armée, déjà décidé à reprendre le combat et à faire payer aux Autrichiens les journées qu'il venait de passer. Pendant ce temps-là, le général Lannes avait atteint le défilé de la Stradella. Ainsi, tous les passages du Pô étaient gardés de Pavie à Plaisance et le général Ott qui essaya de les forcer fut repoussé sur la Bormida. Nous avions en peu de temps repris une partie des places fortes que nous avions conquise lors de la précédente campagne.

Le général Bonaparte vint nous rejoindre aux abords de Plaisance, persuadé d'y trouver l'armée de Mélas.

Le général Desaix qui venait de rentrer d'Égypte vint rejoindre nos troupes en Italie. Aussitôt, le premier consul lui donna une division et lui ordonna de partir en avant-garde vers Rivalta et, éventuellement, couper la route à l'ennemi s'il se dirigeait vers Gènes.

Pendant ce temps, notre général en chef décida de se rendre à Castel-Nuovo et demanda au 1er hussard de battre la plaine de Marengo et d'y débusquer l'ennemi.

Nous partîmes en direction de l'immense plaine qui nous faisait face. Nous savions que nous n'aurions peu d'endroits où surprendre les Autrichiens tant la plaine était ouverte avec seulement quelques bosquets de-ci de-là.

Très vite, en progressant prudemment, nous nous aperçûmes qu'il n'y avait pas le moindre casque ennemi dans ce lieu. Nous poussâmes jusqu'à San-Giuliano où nous constatâmes l'absence totale de soldats autrichiens. Je décidai de rejoindre l'armée de Bonaparte et de lui rendre compte de ce que nous avions vu ou plutôt de ce que nous n'avions pas vu.

Le premier consul semblait perplexe après avoir entendu mon rapport. Il décida que nous progresserions jusqu'au village de Marengo.

Le village n'offrit que peu de résistance. Les avant-postes ennemis qui s'y trouvaient furent repoussés sur la Bormida.

Le général Bonaparte fit poursuivre ces soldats au-delà de la rivière et demanda à ce que soient détruits les ponts qui l'enjambaient.

Nous passâmes la nuit aux abords du village et dans la plaine. Les troupes étaient inquiètes. Pour la première fois, notre chef des armées semblait hésiter et ne pas savoir où se trouvaient les forces ennemies rajoutait un peu plus de crainte dans les esprits de ces hommes qui avaient vécu tant d'aventures et de batailles victorieuses, mais aussi tant de souffrances et de pertes, qu'on sentait la lassitude chez beaucoup d'entre eux. Mais dès le lendemain, le 14 juin, les interrogations et les craintes de la veille furent balayées. Au lever du jour, les Autrichiens firent irruption et nous attaquèrent.

Jamais une bataille ne fut si mal préparée. Nous étions mal réveillés, désorganisés qu'il nous fallût faire face aux premières attaques ennemies. Nous vîmes, impuissants, notre artillerie se faire décimer en quelques minutes par celle, puissante et nombreuse, de l'ennemi. Beaucoup de nos pièces étaient restées bloquées dans les montagnes.

Les premières charges autrichiennes mirent à mal notre infanterie et particulièrement la division du général Gardanne qui dut se retirer vers le village de Marengo, bien décidée à le garder aussi longtemps que possible. De partout nous subissions des pertes. L'artillerie ennemie sans opposition décimait nos rangs. La bataille était mal engagée et, avec mes hommes, je trépignais d'impatience. Qu'attendait-on pour nous lancer dans la mêlée et secourir nos pauvres fantassins?

A cet instant, le général Bonaparte me fit venir auprès de lui et me demanda de choisir parmi mes hommes, un messager qui irait à la rencontre du général Desaix et lui demander de revenir au plus vite." Je croyais attaquer l'ennemi, il m'a prévenu. Revenez, au nom de Dieu, si vous le pouvez encore! Telles furent les paroles que ce messager devait transmettre au général Desaix. Puis le général Bonaparte s'adressa au général Murat. " Engagez votre cavalerie, général, et réduisait au silence celle de l'ennemie".

Nous y étions enfin. Nous allions nous ruer sur ces cavaliers autrichiens qui tuaient nos fantassins. Ceux-ci, ivres de courage, résistaient toujours aux charges autrichiennes en cédant peu de terrain. Il était temps pour nous, maintenant, de les protéger.

Nous étions en début de l'après-midi, la bataille avait commencé au lever du jour, et pourtant, si nos troupes faiblissaient, rien n'était perdu. La plaine était jonchée de corps ensanglantés, mais nous tenions nos positions et le village de Marengo résistait toujours. Nous fonçâmes vers les cavaliers ennemis qui furent bien surpris de nous voir surgir devant eux. La rage qui nous habitait, nous rendit encore plus féroces et nous sabrâmes autour de nous sans retenue, désarçonnant l'adversaire et laissant les fantassins finir le travail. Mon bras me faisait mal à force de frapper, mais mon unité progressait dans les rangs de la cavalerie ennemie qui finit par abandonner le terrain. Plus loin, j'apercevais les brigades du général Kellermann, digne fils du vainqueur de Valmy, et celle du général Champeaux, qui devait soutenir les troupes du général Lannes, en proie à des combats âpres et rudes avec les cavaliers ennemis. Je haranguais mes hommes et les poussais à me suivre au soutien des autres brigades. Nous arrivâmes auprès de la brigade du général Champeaux qui était encerclée par divers escadrons ennemis. Notre intervention soudaine mit le désordre dans les lignes ennemies. Le général put se dégager et contre attaquer la cavalerie autrichienne. Nous progressions à nouveau lorsque le général tout proche de moi reçut un coup de sabre sur la poitrine. Je le vis chanceler et tomber de son cheval alors que son agresseur était déjà transperçait par une baïonnette d'un des fantassins qui nous entouraient.

Le général était mort et ses troupes passant sous le commandement du chef de brigade Millet continuaient le combat, bien décidées à venger leur chef.

La mêlée était furieuse. Tant de morts autour de nous. Tant de cris et de hurlements, il était impossible de savoir qui prenait le dessus. Nous combattions farouchement autant que nos forces nous le permettraient. Honoré Greff toujours à mes côtés comme mon ange protecteur sabrait tout en gardant un oeil sur moi. Nous étions dégoulinant, sanglants, harassés et pourtant nous continuions. Soudain, surgissant de cette multitude, un jeune officier m'interpella:

" Capitaine! Le général Rivaux vous demande de rompre le combat et de vous porter sur la droite à la rencontre du général Desaix."

Ainsi donc, il arrivait. Notre messager l'avait retrouvé. Je fis signe à mes hommes et nous nous éloignâmes de cette plaine mortuaire pour accueillir le général.

La rencontre se fit peu de temps après. Le général me fit part des décisions du premier consul qu'il venait de quitter. Il m'apprit que certains généraux pensaient à la retraite, mais que le premier consul avait déclaré qu'il était temps de cesser de reculer. Et que lui-même avait ajouté que certes la bataille était perdue, mais que nous avions encore le temps d'en gagner une autre.

C'est ainsi que la division Desaix entra dans la bataille.

Son artillerie se mit en place. Le premier consul avait fait entreprendre à ses hommes un semblant de retraite ce qui avait rendu l'ennemi moins méfiant, sûr de sa victoire. Certains soldats, même, montaient à l'assaut avec le fusil sur l'épaule. Aussi quand l'ordre de repli fut inversé et que nos troupes mises au courant de l'arrivée de l'armée du général Desaix, repartirent de l'avant, l'armée ennemie fut surprise.

L'artillerie, nouvellement arrivée, fit à son tour de terribles dégâts dans les rangs des fantassins autrichiens. Au côté des généraux Monnier et Boudet, je suivais le général Desaix à l'assaut des lignes qui se présentaient devant nous. Le combat restait indécis. Mes hommes, épuisés par plusieurs heures d'affrontements, continuaient à se battre avec une vigueur insoupçonnée. A plusieurs reprises, je dégageai le général d'ennemie trop nombreux. Nous avancions pourtant. Le général Desaix était impétueux et imprévisible. Ainsi voyant un des ses hommes, isolé, aux prises avec plusieurs soldats ennemis, il se rua vers eux, seul. Le temps de réagir, le drame était accompli. Je le vis, alors que je chevauchais bride abattue vers lui, chanceler et tomber de son cheval. Je sautai à mon tour de ma monture et m'accroupis près de lui. Il avait reçu une balle dans la poitrine et perdait énormément de sang. Il put dans un souffle me dire :

" J'aurais tellement voulu vous citer auprès du premier consul." Puis ses yeux se fermèrent et sa tête roula sur le côté. Le général Desaix venait de mourir.

Le général Boudet, debout près de moi, les yeux humides, laissa la colère monter en lui. Il prenait le commandement et allait finir le travail de son chef.

Nous avions face à nous des grenadiers nombreux et entraînés, mais devant la détermination de la brigade Desaix, ils reculèrent. Et quand la cavalerie du général Kellermann les chargea, ils firent marche arrière. L'armée ennemie s'affaiblissait. De toutes parts, elle subissait des pertes. Le général Boudet reçut l'autorisation de monter à l'assaut du village de Marengo que nos troupes avaient fini par évacuer quelques heures plus tôt au plus fort de la bataille.

Auprès de ce jeune général vigoureux et courageux, nous chargeâmes en direction du village, recevant le soutien du corps d'armée du général Victor qui avait dû évacuer ce lieu stratégique dans l'après-midi. Il ne fallut pas longtemps pour que nous repoussassions les Autrichiens, démoralisés et épuisés, au-delà du village sur les rives de la Bormida. Marengo était de nouveau nôtre et à la tombée de la nuit, les troupes ennemies partirent se réfugier de l'autre côté de la rivière. Nous avions vaincu, mais à quel prix ! La plaine n'était plus qu'un immense cimetière où on entendait encore de temps à autre des gémissements.

Le lendemain, le baron général en chef Mélas capitula aux conditions du général Bonaparte. Une nouvelle paix s'instaurait. Nous allions retrouver la douceur de nos campagnes, la tendresse de nos épouses et les rires de nos enfants, mais jusqu'à quand ? Je pensais à Angélique qui m'attendait. Aurais-je encore le courage de la quitter lorsque le temps des combats sera revenu ? En regardant ce champ de bataille encore fumant et toutes ces vies anéanties, je me disais que la paix ne durerait pas. On ne construit pas la paix sur un tel charnier. Honoré vint me sortir de mes sombres pensées et me ramena à la réalité. Lever le camp et rejoindre notre vieux pays que nous avions encore su si bien protéger.


LE TEMPS DES ILLUSIONS

Comme il fut bon de retrouver ma douce amie. De Besançon, où elle avait accompagné son père, nommé commandant de la 6éme division militaire, elle vint m'attendre à Château-Thierry.

Ces quelques mois de campagne, éloigné de mon aimée, ma parurent longs et périlleux. Est-ce que le militaire fougueux parfois inconscient que j'étais se transformait en un homme responsable et prudent ? Pourtant le combat me fascinait toujours autant et dans la bataille, je retrouvais mes instincts de guerrier, j'oubliais mes états d'âme et luttais avec la même vigueur. Malgré tout, un petit quelque chose s'installait en moi comme un besoin de quiétude. Cela je le trouvais auprès d'Angélique, dans sa compagnie, nos promenades dans le parc de la propriété ou les soirées près du feu à disserter de toute chose.

J'étais bien auprès d'elle. Sa jeunesse, son sourire m'apaisaient et repartir pour guerroyer à nouveau m'apportait un pincement au coeur.

L'ami Honoré Greff venait parfois nous rejoindre et ensemble nous revivions nos faits d'armes avec passion. Angélique nous écoutait, mais parfois son regard se perdait vers dehors. Élevée dans le giron militaire, elle savait de trop ce qu'étaient les douleurs d'une femme de soldat.

Les nouvelles de la Nation étaient contrastées. Le général et premier consul Bonaparte, délaissant ses campagnes militaires et ayant obtenu un armistice avec la coalition, s'engageait plus en avant dans la vie politique. On entendait dire que son poste de premier consul ne lui suffisait plus et qu'il envisagerait d'asseoir sa seule autorité sur le pays.

Il signa la paix avec l'Autriche en 1801 à Lunéville et avec l'Angleterre à Amiens en 1802. Il s'attaqua à la réforme des institutions. Il créa la fonction de préfet et s'attaqua à l'élaboration d'un code civil. Mais surtout, il revint sur la constitution de l'an VIII et se fit nommer consul à vie ce qui renforça l'idée qu'il désirait gouverner seul.

La nation vivait encore des moments d'incertitude. Un premier attentat royaliste en décembre 1800 rue saint Nicaise, qui visait Napoléon Bonaparte, fit plus de vingt morts et une centaine de blessés. Une machine infernale explosa au passage de son carrosse alors qu'il se rendait à l'opéra. Cet acte infâme obligea le premier consul à prendre des dispositions autoritaires. Il dut museler l'opposition jacobine dont le rôle dans cet attentat n'était pas clair. Une liste de proscrits fut établie et certains déportés. Mais surtout en 1803, le complot royaliste du chef chouan Cadoudal faillit mettre à mal la République ou du moins ce qui en restait. Ce complot, orchestré par ce Cadoudal, avait pour but d'enlever ou de tuer le premier consul. Aidé par le général Pichegru, le chef chouan, une fois sa besogne effectuée, pensait instaurer un gouvernement provisoire sous l'autorité du général Moreau en attendant l'arrivée d'un prince français. Heureusement, le général Moreau hésita ce qui permit aux hommes de Fouché, le chef de la police, de découvrir le complot et d'en arrêter les instigateurs. Cadoudal sera guillotiné, Pichegru se suicidera et Moreau exilé. La marche en avant du premier consul se poursuivait. Il fit arrêter le duc d'Enghein qu'il croyait être le prince comploteur et le fit exécuter dans les fossés de Vincennes.

Cette fin d'année 1803 fut pour moi marquée du signe de la fierté. Je reçus une lettre de l'état major comme quoi j'avais été nommé pour recevoir des mains du premier consul, la Légion d'honneur en récompense de mes faits d'armes durant les campagnes passées. Mon émoi fut à la hauteur de ma surprise. Cette récompense, instaurée par Bonaparte, avait juste un an et je faisais partie des premiers honorés. Il fallut attendre le mois de juillet 1804 pour que la cérémonie eût lieu à la chapelle des Invalides devant les grands dignitaires de l'État.

Le général Bonaparte avait obtenu, du sénat, la dignité impériale et il venait de se faire sacrer empereur sous le nom de Napoléon 1er.

Aussi cette cérémonie de remise de décorations fut éclaboussée de tous les fastes de l'empire naissant. Le parterre de personnalités qui assistait à cette cérémonie rivalisait d'atours des plus brillants. L'ancien régime devait ressembler à cela, la République paraissait bien loin.

Malgré tout, j'avoue avoir été fasciné par tant de splendeurs étalées et lorsque je croisai le regard de l'empereur au moment où il me décora, je retrouvai cette même intensité dans ses yeux que dans ceux du jeune général qui nous avait entraînés vers tant de succès en Italie.

Nous avions combattu sous la bannière de la République, nous allions, désormais combattre, sous celle de l'Empire. Je ne savais que trop penser de cette nouvelle "Révolution". Était-ce un bien ou un retour à l'ancien régime ? Malgré tout, j'étais un soldat et devais défendre ma nation contre les agresseurs, quel que soit le régime politique en place.

Ces quatre années de troubles politiques, je les passai en compagnie de mon épouse et loin de toute agitation parisienne. Ce fut quatre années de bonheur vrai, d'autant qu'en ce début d'année 1805, Angélique m'apprit qu'elle était enceinte. C'est à ce moment-là qu'Honoré m'annonça que la coalition étrangère se reformait et qu'il fallait s'attendre à combattre à nouveau. Pendant un court instant, je maudis ma fonction d'officier.

Le 13 septembre de cette année, ma fille, Louise Pauline Everina naissait alors que j'étais en route avec mon régiment vers Strasbourg où l'empereur rassemblait ses troupes. Les armées autrichiennes étaient entrées en Bavière violant ainsi le traité de Lunéville et retournant le Grand Électeur contre eux.

Je pensais à ma fille que je ne connaissais pas encore et que j'espérais serrer dans mes bras très vite.

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